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Rien ne se déroule comme convenu
Il m’a fallu du temps pour produire ces lignes. J’éprouvais un profond désarroi face à ce moment attendu et redouté que représentaient le retour en classe et la confrontation avec mes élèves. Rien ne s’est déroulé comme convenu. Rien n’est convenu d’ailleurs dans notre métier. De nombreux collègues, logiquement perturbés par les annonces contradictoires du ministère, étaient en grève et il régnait dans l’établissement une ambiance toute particulière. Le collège est un lieu bien vivant et c’est finalement cette image que je garderai de la journée, le sourire des adolescents, leur rire qui dépasse ainsi le tragique des instants vécus. Les cours ont repris leur cours. J’ai retrouvé les élèves dans toutes leurs différences, studieux, nonchalants, détachés, fatigués, motivés.
Le minute de silence était programmée à 11h15 dans notre établissement. Alors que je souhaitais aborder avec ma classe de 4e l’assassinat de mon collègue, M. Paty, je n’avais à 11h05 que douze élèves en classe sur vingt-trois. Puis, neuf autres sont arrivés à 11H10, conduits à ma salle par notre CPE. Ces derniers avaient tenté de sortir du collège profitant des nombreuses absences des collègues et des doutes des assistants d’éducation. Rien ne se déroulait comme convenu. Journée ordinaire dans un établissement d’éducation prioritaire.
Comment, avec le temps restant, aborder l’attentat et les enjeux liés aux libertés ? Comment instaurer un temps calme nécessaire avant même le début de la minute de silence ? Les collègues qui me liront sauront à quel point l’accueil d’une dizaine d’élèves supplémentaires, et il s’agit souvent des enfants dont les comportements peuvent être les plus difficiles à gérer en classe, alors que l’heure a débuté, relève d’un équilibrisme plus que délicat. Mais rien ne se déroule, jamais, comme convenu.
La réalité de la classe
Gérer ensuite les altercations au sein de la classe, les incompréhensions des enfants, les difficultés de nombre d’entre eux face aux documents étudiés est notre réalité. Une heure de classe est un temps d’adaptation constant, de tâtonnement, où il nous faut souvent faire preuve d’ubiquité pour aider au mieux les enfants. Les consignes ministérielles sont parfois bien trop détachées de nos quotidiens et des réalités de nos pratiques. C’est aussi cela qui froisse les enseignants et qui creuse encore davantage le fossé entre l’institution et ses acteurs. J’ai alors attendu le déclenchement d’une sonnerie ou du moins la prise de parole de ma cheffe d’établissement, à destination de tous, enfants comme adultes, pour marquer le début de ce temps commun de recueillement. Mais rien n’est venu.
En réalité, j’ai appris ensuite que ma principale avait effectivement pris la parole mais, étant dans une salle située au fond d’un couloir et de l’établissement, nous n’entendions pas les différentes sonneries et nous n’avons donc pas, non plus, entendu l’intervention de notre cheffe. C’est aussi cela notre quotidien : des pannes et des problèmes techniques qui perturbent le fonctionnement des cours. Mais rien ne se déroule comme convenu.
J’ai donc débuté l’hommage à mon collègue assassiné plus tard, une fois le calme revenu, seuls, ces élèves de 4e et moi, seuls d’ailleurs dans le couloir puisque les autres salles étaient vides. Ce devait être pourtant un moment de partage, de recueillement commun. Pourquoi ressentons-nous si souvent ce sentiment d’impréparation, cette impression détestable d’être jeté dans la nasse ? Certes, le métier veut en partie cela mais c’est néanmoins grandement accentué par des injonctions hiérarchiques stratifiées, parfois contradictoires. Nous ne sommes que l’extrémité d’une machine un peu grippée, convenons-en.
Ouverture du dialogue
Mais l’essentiel est venu ; le temps du dialogue et de l’échange. Trop brièvement toutefois. Donner la parole aux élèves, répondre à leurs interrogations était une priorité. Il a tout d’abord fallu qu’une première main se lève, qu’une première parole soit prononcée par un enfant pour encourager les suivants à alimenter l’échange. Des questions simples sur le « pourquoi », les « comment », suivies de réponses qui malheureusement étaient beaucoup plus complexes. La simplicité et l’innocence des enfants sont réjouissantes pour l’adulte.
Pas d’oppositions, de refus ni de digressions condamnables. Je ne dis pas que cela n’arrive pas, ce serait nier les réalités. Mais il est aussi utile de rappeler que souvent ces instants et ces cours sur des sujets dits « sensibles » se passent bien.
J’ai finalement à cette heure peu de souvenirs précis de nos échanges d’hier, de leur exactitude. Je me souviens simplement que les élèves se sont interrogés légitimement sur un geste barbare qui nous a tous fortement marqués. Plutôt que de nous séparer, intention initiale du terroriste, cet acte est devenu un matériau du fragile ciment républicain qui lie les enseignants et les élèves. Il aurait fallu au moins deux heures avec la même classe afin d’entamer un dialogue plus pertinent. Tout s’est fait trop vite et cet hommage tronqué n’est en fait que le début d’un dialogue ouvert avec les enfants.
Retour aux sources
L’histoire nous apprend à déconstruire et j’apprends aux élèves la nécessité absolue du retour aux documents sources. J’emploie ainsi de nombreuses archives durant mes séances et j’essaie dans la mesure du possible de conduire mes classes aux Archives nationales. Alors que je m’interrogeais, durant les vacances, sur la manière de préparer ma séance d’hommage à mon collègue assassiné, j’ai évidemment décidé de retourner aux documents originaux.
Je me suis appuyé sur une exposition virtuelle proposée il y a plusieurs années par la BNF (Bibliothèque nationale de France), La laïcité en questions[[Exposition numérique « La laïcité en questions », BNF, direction de la diffusion culturelle, Éditions multimédias, 2015 : http://classes.bnf.fr/laicite/index.htm (page consultée le 2 novembre 2020).]]. Organisée autour de plusieurs questions clefs, chaque entrée propose un corpus de documents originaux numérisés et contextualisés. On peut aussi consulter des dossiers pédagogiques extrêmement fournis construits autour de trois axes : « La laïcité, ennemie des religions ? », « Limiter la liberté d’expression » et « Peut-on rire de tout ? ».
BNF, http://classes.bnf.fr/laicite/albums/caricature/index.htm, « La Métamorphose du roi Louis-Philippe en poire »
La BNF propose également des « albums » avec des parcours contextualisés autour de documents originaux. Pour ma prochaine séance avec la classe sur les enjeux des libertés et de ses représentations, je vais utiliser l’album intitulé Dire et représenter la République[[Album à consulter ici : http://classes.bnf.fr/laicite/albums/republique/index.htm (page consultée le 3 novembre 2020).]]. Celui-ci a été élaboré par le service éducatif des Archives nationales dans le contexte des attentats de novembre 2015. En effet, les ateliers réservés par les enseignants auprès du service pédagogique des Archives nationales venaient d’être annulés et presque tous, du fait de notre programmation, portaient sur les notions de libertés et sur la Révolution française au programme des classes de 4e. Les Archives avait proposé à la BNF un album consacré aux représentations de la République qui puisse intégrer le portail La laïcité en questions.
Je compte également m’appuyer sur les contenus proposés lors d’une formation du Plan académique de formation de l’académie de Créteil intitulée « La République se met en scène ». Ces informations sont précieuses pour les enseignants. Les questions posées par les médias autour de l’offre des formations des enseignants sont légitimes et on lit aujourd’hui beaucoup sur les défauts de celle-ci. Mais il est aussi bon de rappeler qu’il en existe de nombreuses sur des thèmes extrêmement variés et qu’elles sont souvent pertinentes pour nos pratiques devant élèves. Elles peuvent nourrir les contenus pédagogiques des séances et offrir par les documents sources une réflexion historiographique sur ces sujets.
BNF, http://classes.bnf.fr/laicite/albums/republique/index.htm, « Une Marianne des Trente Glorieuses »
Caricatures
Il est nécessaire d’aborder les caricatures selon une approche contextualisée. Elles sont les témoins de leur époque. Une approche historiographique est essentielle pour simplement rappeler que ces dessins ont évolué et accompagné les sociétés. Ils sont les traits de nos déformations culturelles. On peut alors évidemment présenter aux élèves des œuvres de Daumier. Et il existe aussi sur le site de la BNF un dossier sur la caricature et cet auteur[[Dossier à retrouver sur le site internet de la BNF : http://expositions.bnf.fr/daumier/pedago/02_1.htm (page consultée le 3 novembre 2020). Ce dossier est le fruit d’une collaboration entre la BNF et le Clémi (Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information).]].
Déconstruire, ne pas brusquer, éviter les confrontations en empruntant toujours des chemins de traverse afin de toucher les enfants, et les faire rire par ces dessins, pour les faire réfléchir, c’est le sens de la pédagogie de terrain. Cet hommage imparfait rendu à Samuel Paty est une étape essentielle dans l’élaboration d’une relation de confiance qui doit se bâtir entre l’enseignant et les élèves.
Fabien Pontagnier
Enseignant d’histoire-géographie et EMC au collège Joliot-Curie de Stains (Seine-Saint-Denis) et professeur relais aux Archives nationales
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