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L’assassinat de Samuel Paty a été l’occasion d’une déferlante de commentaires, de prescriptions, d’injonctions parfois contradictoires. Le Crap-Cahiers pédagogiques a d’abord réagi en affichant son indignation et sa condamnation sans nuance. L’annonce d’une journée de commémoration lundi a provoqué beaucoup de questions et de réflexions que nous partageons dans une série d’articles et de ressources dans les jours qui viennent. En commençant par l’immédiat : que faire lundi ?

La rentrée du 2 novembre 2020, à nouveau, ne sera pas normale, prise entre les organisations sanitaires et le nécessaire moment d’humanité à tenir au sein de nos équipes, avec nos élèves, en hommage à notre collègue Samuel Paty. Nous avons essayé, dans cet article, de faire la synthèse de notre réflexion collective tant avec les membres de la liste de diffusion du CRAP-Cahiers pédagogiques, mais aussi de nos expériences professionnelles.

Insistons sur la difficulté de l’exercice envahi par l’émotion paralysante suite au crime odieux dont fut victime notre collègue, et la remise en pensée et en action d’une réflexion pédagogique : nous serons devant des élèves dont l’âge pourra varier de 2 ou 3 ans à 18 ans et plus pour les étudiants. Il faut anticiper également une pression médiatique forte voire très forte, l’intervention d’élus, de non professionnels de l’enseignement dont la présence pourra transformer, déformer le cadre auquel nous sommes habitués.

Le lecteur devra nécessairement adapter nos propositions et notre réflexion à sa situation particulière, à son lieu d’enseignement, au public qu’il aura devant lui, et au fait que les élèves ne seront peut être pas présents physiquement. À l’intérieur de ce qui va suivre, il y a de nombreuses manières de faire qui peuvent parfois s’opposer, la liste Crap-Cahiers pédagogiques peut en témoigner.

Tout le monde peut se retrouver dans un empêchement de penser réactionnel, la situation est loin d’être simple. Il est nécessaire de se préparer en professionnel et arriver devant les élèves en anticipant ce que l’on va leur proposer et leurs éventuelles réactions. C’est ce que nous allons essayer de faire maintenant.

Prendre soin des enseignants…

Le soin aux enseignants sera le premier : retourner dans la salle des professeurs, entendre les paroles, les doutes, les peurs de reprendre, l’anxiété. Le chef d’établissement sera en charge de ce moment qui devra permettre de parler, certes, mais aussi de conseiller, de dire ce qu’il va se passer. Peut-être faudrait-il ménager trois temps distincts : un temps pour dire l’émotion, les ressentis, un temps pour mettre des mots et donner des clés d’explication, même si c’est très tôt par rapport à l’événement, un temps pour s’organiser, chercher des manières de faire.

Pensons aux jeunes collègues, aux collègues débutants ou même à ceux qui pourront être envahis par la situation. Tout le monde n’est pas outillé de la même manière devant le tragique qui peut renvoyer, assurément, à des pans d’histoire personnelle plus ou moins conscients. Il faudra alors rapidement identifier celui ou celle qui se sent trop fragilisé pour lui offrir une aide, des conseils : proposer sans l’imposer un temps de présence commune dans sa classe pour rassurer, quelques mots qui assurent d’une solidarité et qu’une aide est possible suffiront pour beaucoup, à n’en pas douter. Pour d’autres, il faudra accompagner. La situation exceptionnelle demandera peut-être à ce que des enseignants plus aguerris qui peut-être n’auront pas cours ce lundi matin accompagnent de plus jeunes demandeurs d’une aide. Là encore, l’injonction et l’obligation ne peuvent avoir cours.

Et des élèves

Nous serons attendus autrement qu’à l’accoutumée : Que vont-ils faire ? que vont-ils dire ? Que pourrons-nous dire ? Là encore, l’émotion pourra être grande car nos mots seront scrutés, écoutés, parfois avec bienveillance mais peut-être aussi avec réserve voire hostilité. Rarement toutefois, nous le pensons, et l’effet de loupe que pourront donner certains médias sur tel ou tel événement malheureux ne cachera pas que, dans l’immense majorité des cas, cela se passera avec dignité et humanité. Mais encore une fois, il faut être outillé et apte à prendre des décisions rapides, à aller vers des « autrement que prévu » qui pourront nous déstabiliser si nous nous laissons envahir par l’émotion.

La première chose à faire sera sans doute d’installer un cadre : temporel d’abord, en décrivant comment se passera l’hommage, les temps de la classe, du collectif de l’école.

La minute de silence

Dès demain, nous publierons les propositions des militants du Crap-Cahiers pédagogiques pour faire vivre ce moment au mieux (voir liens ci dessous).

Apaiser pour construire ensemble

Lundi, il faut d’abord apaiser. L’école n’est pas le lieu de la guerre, même si un de ses membres a été assassiné. Cet événement dramatique est l’extraordinaire, le sidérant, pas la normalité, la rationalité. Lundi devrait être le moment du lien et de la compassion collective et pas celui de la provocation, de la bousculade. Nous sommes éducateurs, nous ne cherchons pas à nous « venger ». L’objet du temps collectif du retour en classe, qui ne devrait pas être très long, est de remettre en marche s’il le faut, de clore le temps de l’émotion pour réouvrir celui de la raison.

Installer les règles d’une parole protégée, hors menace : On ne se moque pas, on écoute celui qui parle, on a le droit de se taire, la parole est donnée en priorité à celles et ceux qui ont le moins parlé. Peut-être, plus tard, amener les élèves à utiliser un dispositif issu des Discussions à visées philosophique et démocratique : un secrétaire qui note les éléments principaux, un reformulateur qui rappelle avec d’autres mots ce qui a été dit, un adulte qui aide les élèves à distinguer les arguments des seules opinions, qui encourage les questionnements et le travail de conceptualisation. Une telle approche est davantage pertinente dans une classe, avec des élèves et un enseignant qui s’y sont déjà exercés, il n’est pas certain que pour commencer avec une approche de ce type, le moment soit le mieux choisi.

Donner la parole aux élèves ?

Donner la parole aux élèves est en partie risqué. Ils pourront ne rien dire pour de nombreuses raisons, relayer des informations fausses tirées des réseaux sociaux, de la famille, de leur mauvaise compréhension ou de leur connaissance partielle de l’événement, s’épancher dans un émotionnel délicat : il faudra être attentif à ne pas être soi-même débordé par ses propres émotions, d’où la nécessité déjà dite de solliciter de l’aide si on ne s’en sent pas capable. Il faudra assurément être attentif à une contagion émotionnelle envisageable par la cruauté et la violence de l’assassinat, mais aussi par la somme d’événements complexes et anxiogènes que la société vit en ce moment et qui peuvent interférer les uns avec les autres.

La crainte relayée par de nombreux médias est celle d’une partie de l’opposition, la victime aurait mérité son sort en raison de ses actes. C’est bien pour cela que l’inconditionnalité du statut de victime de notre collègue est primordiale et qu’elle ne doit pas être discutée. Cette situation n’est évidemment pas simple, mais un cadre général peut être établi pour contrer ce type discours.

Il s’agit d’envisager d’abord que l’élève qui tiendrait ces propos est dans sa construction identitaire faite d’alliances multiples avec des cadres familiaux, groupaux, voire « claniques » extérieurs à l’établissement et auxquels il fait preuve de solidarité par principe. Que faire dans ce cas ? La posture que nous proposons n’est pas la seule. Elle n’est pas théorique car elle a été vécue par plusieurs d’entre-nous : décentrer l’élève, le faire sortir du réactionnel, lui donner le temps de la réflexion et de la pensée, le remettre en mouvement. Peut-être d’abord sortir de la situation en envisageant un dialogue du genre suivant, en l’aidant dans ses formulations :

« Que fais-tu si je t’insulte, est-ce que tu me tues ? ». La réponse, dans un climat de confiance, sera naturellement négative, souvent outrée ! « Non, Monsieur, Madame… ». « Que ressens-tu, que fais-tu alors ? » La réponse attendue est de type « Je suis blessé, Je vous dis que ce n’est pas normal, que je me sens mal, je vous en veux… ». « Comment peux-tu réagir ? » : « Je peux me plaindre, le dire à mes parents, à la direction »… Les solutions ne manquent pas. « Redis maintenant ce que ces caricatures ont provoqué chez toi ? Que penses-tu maintenant de l’assassinat ». Les mots viendront, « je suis blessé par les caricatures, mais il ne fallait pas le tuer ». Le temps viendra plus tard de parler de la liberté, après celui de l’émotion et des mots.

L’utilisation de caricatures lors de la journée de commémoration ne serait pas la bienvenue. La question de leur mobilisation dans les moments de recherche d’explication ou comme support de réflexion et d’apprentissage (sur la liberté d’expression, l’esprit critique, le second degré…) est vive et est soumise à débat au sein même du CRAP-Cahiers pédagogiques.

Le CRAP-Cahiers pédagogiques

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