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Questions socialement vives et éducation à la citoyenneté
La formation du citoyen demeure une des finalités principales de l’école depuis plus de deux siècles. Étroitement liée aux évolutions des sociétés et aux contextes politiques, sociaux de chaque pays, son importance varie selon les époques. De nos jours, être citoyen s’inscrit aussi dans une dimension mondiale, comme le souligne l’Unesco. Qu’entend-on vraiment par citoyenneté ? Que recouvre-t-elle ? Comment entrevoir une éducation au politique relevant de la construction d’un commun et évitant une prise de position partisane ?
Nous ne pouvons faire l’économie d’un détour conceptuel rapide. En effet, partir du terme citoyen, conduit à mettre en exergue sa polysémie qui comprend à la fois un sens juridique (la possession de droits civils et politiques dont on attend en retour des devoirs), politique (détention d’une part de souveraineté) et social (production d’un lien pour vivre ensemble).
Cette acception s’est longtemps traduite, en milieu scolaire, par une éducation morale accompagnée de la connaissance des institutions et par des dispositifs de délégation et de participation à des commissions le plus souvent consultatives, sous la direction des adultes de l’établissement. Les années 2015 ont vu s’enrichir ces propositions à l’aune d’évènements tragiques ou sociaux (attentats, atteintes aux fonctionnaires de l’État, revendications et individualisations croissantes, etc.) dans une dimension plus réflexive avec la mise en place de l’enseignement moral et civique (EMC) et le renforcement de l’engagement des élèves dans des domaines tels que le développement durable.
Par ailleurs, nous observons une porosité croissante entre les questions de société et l’école avec la multiplication des « éducations à » depuis les années 1980 (à la santé, à la défense, aux médias et à l’information, etc.) et leur introduction de plus en plus importante dans les politiques éducatives voire dans les objets de savoirs travaillés en classe ou en dehors de la classe. Ces « éducations à » composées de savoirs et de valeurs et adossées davantage à des pratiques de référence qu’à des savoirs exclusivement disciplinaires, sont souvent traversées par des questions socialement vives (la pandémie, le nucléaire, le réchauffement climatique, les migrations, etc.). Elles viennent bousculer les pratiques pédagogiques et éducatives.
Alors comment faire, et à quelles fins, avec des politiques éducatives en apparence contradictoires (normer ou émanciper, discipliner ou veiller sur, inculquer ou rendre autonome, etc.) ? Tout est question de philosophie et d’approche : souhaitons-nous des citoyens obéissants ou des citoyens capables de réfléchir sur leur existence dans un monde commun, d’y trouver leur place et de s’y épanouir ?
Pour tenter d’y répondre, il faut avoir en tête que l’école est exposée à plusieurs éléments de contexte. Tout d’abord, elle n’est plus la détentrice principale des savoirs (internet, médias, etc.). Ensuite, la complexité et la porosité entre les questions de société et les savoirs scolaires interroge ses modes de transmission traditionnels. Enfin, le contexte mondial et l’expression spontanée de la jeunesse (identité, écologie, etc.) la fragilisent. Cette exposition au questionnement du monde invite donc l’école à se réinventer ou pour le moins à trouver de nouvelles approches dans le cadre de la formation du citoyen.
Selon nous et à cette fin, l’école s’inscrit comme un temps et un espace communs pour tous les jeunes, quels que soient leurs horizons afin d’apprendre, comprendre le monde, grandir, faire l’expérience de la vie et agir. Son rôle relève à la fois d’un processus de préparation des futurs citoyens et de l’accompagnement d’une citoyenneté incarnée.
Les questions socialement vives (QSV) par leur nature socioépistémologique et politique proposent une nouvelle perspective en termes d’apprentissage, de réflexion, d’existence propre et de vie en société1. Ces QSV se caractérisent par leur polysémie, leur complexité, leur conflictualité, leur absence de solution miracle et leurs dimensions spatiotemporelles critiques.
Pour ne prendre qu’un exemple, celui de l’usage des pesticides dans l’agriculture2, la démarche, à l’aune de ce qui précède, consisterait à repérer la pluralité des enjeux, l’hétérogénéité des discours, les dilemmes, la présence de problèmes et sous-problèmes, puis à identifier les controverses ou oppositions d’intérêts tout en essayant de proposer des solutions soumises aux échelles temporelles ou spatiales.
Les QSV ainsi définies constituent, par conséquent, un terreau pour un apprentissage de la citoyenneté dans un monde problématique et exposés aux risques écologiques par exemple. Ces multiples facettes imbriquées laissent entrevoir la possibilité d’une éducation au politique entendue comme l’élucidation critique des problèmes du commun et des objets de controverses publiques. Par l’enquête et la méthode d’investigation, les questions socialement vives pourraient ainsi permettre l’accès à la compréhension des problèmes du politique et initier les jeunes générations à ses enjeux dans la pluralité des intérêts et des opinions.
Pour pouvoir débattre de ces questions, qui s’invitent dans les savoirs et la vie scolaire dans une acception large, la démocratie constitue sans nul doute un ressort et un idéal pour envisager cette éducation au politique comme formation du citoyen. Assurément, les questions socialement vives nécessitent le développement d’une enquête pour faire le tour du problème, le construire, émettre des hypothèses, engager le débat de l’expertise et de la contrexpertise, défendre ses arguments. La discussion démocratique engage donc une coopération mutuelle dans la compréhension des problèmes, en faisant l’expérience d’une conflictualité maitrisée, occasion d’une subjectivation politique.
L’élève, avec l’appui de l’enseignant, du conseiller principal d’éducation ou de tout autre acteur de l’établissement ou partenaire agréé, le cas échéant, peut ainsi développer un certain nombre de capabilités (aptitude à s’imputer une responsabilité, capacités d’action et de choix) qui lui seront utiles pour la construction de son autonomie dans un monde commun avec des valeurs partagées.
Ces connaissances et ces compétences acquises participent à une citoyenneté éclairée dans un espace de débat dans et hors la classe et incarnée dans des projets concrets favorisant par exemple l’égalité, les droits de l’Homme, l’engagement sur des questions climatiques, etc.
En somme, cette pratique se différencie par bien des égards du simple civisme et de la civilité en invitant individuellement et collectivement, les élèves à prendre part à des actions collectives auxquelles ils sont associés pleinement, produisant ainsi quelque chose de commun. La notion de coopération y est très forte et peut se matérialiser par des actions au niveau de la classe, de l’établissement ou plus largement, mais elle nécessite réciprocité et reconnaissance des élèves en tant que sujets.
Les questions socialement vives sont une condition de possibilité d’une éducation au politique. Elles permettent une formation du citoyen renouvelée, dans la mesure où les apprentissages reposent sur le caractère politique des objets travaillés. De plus ces apprentissages se déroulent dans des espaces de prise de parole dans ou en dehors de la classe où les élèves éprouvent le monde dans un mixte de savoirs, savoir-faire et savoir-être. Ils participent donc à une expérience collective et émancipatrice.
On peut ainsi dépasser le caractère souvent normatif d’une éducation à la citoyenneté reposant d’un côté sur l’obéissance, la paix sociale et la conformité en milieu scolaire, et de l’autre sur de simples connaissances.
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Notes
- Céline Chauvigné et Michel Fabre, « Questions socialement vives : quelles approches possibles en milieu scolaire ? », Carrefours de l’éducation n° 52, 2021, p. 15-31.
- Céline Chauvigné et Michel Fabre, « Des « éducations à » aux problèmes pernicieux : repères pour une éducation au politique à l’école », Travail et Apprentissages n°26, 2023.