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Qu’est-ce qui est indispensable pour progresser ?
Un entretien avec Louis Legrand et Francine Best
animé par Jean-Pierre Astolfi et Jean-Michel Zakhartchouk
En octobre 1982, nous avions rencontré Louis Legrand à l’INRP au moment où des propositions de son rapport étaient débattues et parfois violemment contestées, d’une façon qui rappellent bien des réalités actuelles. Extraits de cet entretien :
Cahiers : Là où on «achoppe» à la base, c’est sur la question du «service» des enseignants.
L. Legrand – Il faut que les choses soient claires. On me calomnie de manière scandaleuse quand on me fait dire que je voudrais que les enseignants restent 35 h dans leur établissement. Je n’ai jamais dit que les enseignants devaient rester dans l’établissement pour préparer leur classe et se cultiver. J’avais proposé l’abaissement de l’enseignement à 16 h pour assurer concertation et tutorat par exemple. Les problèmes pratiques tels celui de l’indemnité du professeur principal ne sont pas de ma compétence directe.
F. Best : Ce que je déplore, c’est qu’on commence à discuter à partir de cette question du service en oubliant toute la réflexion préalable.
L. Legrand : Il faut voir d’ailleurs les choses de manière souple. Les 3 heures de tutorat sont une estimation globale. Les 3 heures de concertation sont surtout 3 heures prévues dans l’emploi du temps pour que les enseignants puissent se rencontrer.
Cahiers : Au fond, il y a chez beaucoup d’enseignants une conception «profession libérale» de leur métier, comme on le voit dans le refus de comptabiliser les heures passées dans le travail. Un collègue disait, à peine comme une boutade : «Quand je prends mon bain, je pense à ma classe.»
L. Legrand : Moi aussi d’ailleurs ! Mais pour se concerter, il faut des moments libres, quitte à ce qu’on se rencontre au bistrot.
Cahiers : A propos des équipes, n’y aura-t-il pas des personnalités qui préféreront le travail solitaire ?
L. Legrand : Là encore, cela doit s’appliquer avec souplesse. Il y a une marge entre le minimum : se concerter pour observer les élèves, mettre en place une évaluation formative, lier les programmes, et le maximum : établir un projet en commun. L’essentiel, c’est la rupture de l’isolement pour ceux qui auraient envie d’en sortir.
Cahiers : Autre critique qui vous est faite, c’est de faire passer au second plan les contenus.
L. Legrand : Je n’ai pas voulu y toucher, on ne peut pas lâcher les programmes aussi facilement. Qu’on y réfléchisse, qu’on y fasse la «toilette», qu’on avance vers cette pédagogie différenciée par l’analyse des objectifs, mais pas à pas. Il s’agit là d’un travail énorme qui reste à faire.
En fait, il y a une alternative : ou on accepte qu’en 6e des élèves n’aient pas le «niveau théorique» et on les prend de manière différenciée ou bien on veut maintenir les performances coûte que coûte et on accepte des élèves de 14 ans en CM2, avec toute la détérioration affective que cela implique. On doit maintenir des programmes nationaux, mais en les adaptant aux élèves.
Cahiers : Derrière les idées d’adaptation aux élèves tels qu’ils sont, il y a, disent certains, danger de «primariser le secondaire».
F. Best : J’en ai assez d’entendre parler du primaire comme «inférieur». «Primaire», c’est «premier», «fondamental».
L. Legrand : Il y a aussi une ignorance de la psychologie génétique. En 6e, il n’y a que 10 à 15 % de la population scolaire qui est capable de la pensée formelle.
Dans le collège, on est très près du point de rupture. Va-t-on rétablir un pallier de sélection, faire machine arrière ? On ne peut plus en tout cas maintenir l’institution dans son état actuel. L’école éducative est maintenant possible, compte tenu de l’évolution générale de la société. Mais il faut accepter des objectifs qui ne soient pas de stricte rentabilité technologique.
17 ans plus tard,en 1999, Louis Legrand écrivait dans les Cahiers.
Cette interview avait lieu à la suite de la publication de mon rapport sur les collèges. Aujourd’hui le rapport de Dubet sur les mêmes collèges est en élaboration. Mais je suis frappé par la similitude des questions et des oppositions.
Le point central, mis à part les mensonges et les interprétations malveillantes, est la place de l’éducation dans le système éducatif. Comme je le soulignais en 82, le public enseigné s’est profondément transformé. Ce qui était évident pour les collèges en 81 l’est devenu, avec la démocratisation et l’évolution sociologique, pour les lycées. Le Savoir pur, diffusé par des cours, n’est plus accessible à des masses de plus en plus nombreuses d’élèves faute d’un conditionnement social favorable. La formation intellectuelle de la personnalité est devenue indispensable. Ajoutons l’importance fondamentale du relationnel dans une démocratie où l’écoute et le respect de l’autre sont le ciment de la vie en commun.
[…]
En ce qui concerne les contenus, je n’avais pas pu, faute de temps, les étudier. Aujourd’hui le problème est posé avec clarté. L’augmentation démente des contenus enseignés au lycée pour tenir compte des seuls progrès des connaissances nécessite une redéfinition pédagogique de ces contenus. Qu’est-ce qui est indispensable pour progresser ? Qu’est-ce qui est superflu au moment où on enseigne ? Les analyses en connaissances déclaratives et connaissances procédurales doivent être utilisées. Cela est également refusé au nom du seul savoir disciplinaire.
Pour tout dire, il est navrant de constater que, 17 ans après, la situation s’est encore aggravée et que rien n’a bougé dans la formation des maîtres malgré la création des IUFM, création et évolution sur lesquelles il y aurait également beaucoup à dire.
Louis Legrand a été l’auteur du rapport Pour un collège démocratique remis au ministre Alain Savary (La Documentation française, 1982) et de nombreux ouvrages en éducation dont La différenciation pédagogique (Scarabée), il a été également professeur émérite en Sciences de l’éducation à l’Université de Strasbourg, directeur de l’INRP et Président des Ceméa (1997-2001).
Archive INA : Journal télévisé présentant le «Rapport Legrand».