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« Penser la mobilisation, c’est s’intéresser d’abord à ce que les élèves font, ici et maintenant »

Grégory Delboé et Maëliss Rousseau, coordonateurs du numéro 598, « Remobilisés ! »
Maëliss Rousseau : Pour nous, enseignants et enseignantes, formateurs et formatrices, éducateurs et éducatrices, la mobilisation des élèves est un enjeu essentiel. Pourquoi ? Tout simplement parce que personne n’apprend sans se mobiliser. Comme le souligne le chercheur en sciences de l’éducation Bernard Charlot, un élève est mobilisé lorsqu’il s’investit pleinement dans une activité et qu’il fait usage de lui-même comme ressource pour agir. Il ne se contente pas d’effectuer son travail, il s’y implique pleinement. Étudier la (re)mobilisation des élèves, c’est mieux comprendre comment les élèves prennent part aux apprentissages et surmontent les difficultés. Nous invitons les lecteurs et lectrices à découvrir un dossier stimulant et plein d’élan, où chaque autrice et auteur apporte un éclairage singulier sur les élèves qui retrouvent durablement le gout d’apprendre.
Grégory Delboé : On a parfois tendance à expliquer le comportement d’un élève en identifiant une cause unique – par exemple, le manque de motivation ou l’absence d’engagement. Ces approches sont utiles, mais elles simplifient à l’extrême la complexité des situations. Prenons un élève qui refuse d’écrire : l’un dira qu’il ne voit pas l’intérêt de la tâche, un autre qu’il manque de confiance en lui, un troisième évoquera un trouble des apprentissages. Toutes ces explications peuvent être pertinentes, mais elles isolent un facteur en oubliant la multiplicité des éléments qui interagissent dans une classe.
Or, une classe ne fonctionne pas comme une machine de Goldberg, célèbre pour accomplir une tâche simple à travers un enchainement farfelu d’actions mécaniques : un domino fait tomber plusieurs autres, le dernier déclenche un bouton qui libère une balle, laquelle fait basculer un levier, qui lâche une corde, et ainsi de suite… jusqu’à ce qu’une pomme tombe dans un bol. Tout est minutieusement réglé, chaque étape provoque la suivante de manière parfaitement prévisible.
Ce genre de dispositif illustre bien ce qui est compliqué : un grand nombre d’étapes, certes, mais un déroulement déterminé. Or, une classe relève du complexe : les interactions y sont non linéaires, les réactions imprévisibles, et les effets rarement proportionnels aux causes. Ce n’est pas parce qu’un levier est actionné qu’un élève se mettra à apprendre.
Pourquoi ces explications causales séduisent-elles, alors ? Parce qu’elles rassurent. Elles donnent l’illusion qu’en identifiant la bonne cause, on pourra maitriser la situation. Penser en termes de mobilisation, au contraire, c’est accepter une part d’incertitude. C’est accueillir cette idée de Sartre : « L’histoire ne s’écrit pas par des forces qui contraignent, mais par des hommes qui réagissent aux situations. »
Bref, nous ne sommes pas des dominos. Penser la mobilisation, c’est s’intéresser d’abord à ce que les élèves font, ici et maintenant, plutôt qu’à ce que nous voudrions qu’ils soient. Cela implique d’accorder le primat à leur activité présente, en considérant que chacun, au fil des situations, se redéfinit et se réinvente en permanence.
G. D. : Passer de la démobilisation à la remobilisation, c’est s’intéresser à un mouvement, un processus qui fonctionne comme un système complexe, animé par trois dynamiques qui interagissent en permanence chez l’élève.
La première est une oscillation entre stabilité et imprévisibilité : l’élève a besoin de repères, mais aussi de surprises, de variations qui suscitent sa curiosité. La deuxième dynamique concerne la manière dont l’élève perçoit les ressources à sa disposition : certaines sont potentielles (il sait qu’il pourrait les mobiliser), d’autres effectives (il s’en est réellement servi, parfois sans en avoir pleinement conscience). Enfin, la troisième renvoie à l’articulation constante entre l’individuel et le collectif : l’élève agit en tant que sujet singulier, mais toujours au sein d’un groupe, d’un environnement social qui influence sa mobilisation.
Remobiliser un élève, c’est tenir compte de ces trois dimensions — ne jamais en négliger une, car elles s’interpénètrent et se renforcent mutuellement.
M. R. : Au fil de la lecture, on remarque que les élèves se mobilisent davantage lorsqu’ils sentent qu’ils ont suffisamment de ressources pour se lancer dans l’activité, mais aussi lorsque la situation leur donne des perspectives de progrès. La capacité à agir des élèves est aussi une dimension importante : pouvoir se fixer soi-même des buts et disposer d’une marge d’autonomie est mobilisateur. Enfin, le sentiment d’appartenir à une communauté et d’apporter une contribution au groupe facilite l’implication des élèves.
M. R. : Une formule de Philippe Meirieu me semble bien résumer ce que l’on peut penser de cette question : « Je ne pourrai jamais savoir si j’ai tout tenté pour remobiliser un élève. » En conséquence, je me dois de continuer à chercher. Il me semble que le dossier des Cahiers pédagogiques est un bon compagnon pour nourrir la réflexion et garder courage.
G. D. : Répondre négativement serait abandonner sa responsabilité d’enseignant, d’éducateur. Mais répondre positivement revient à considérer que le « on » de la question repose uniquement sur l’environnement humain de l’élève. Or, « on » ne mobilise pas quelqu’un, mais chacun se mobilise, en cohérence avec Sartre cité plus haut. Nous devons donc commencer par reconnaitre une incertitude possible entre notre mission de facilitateur et la part de libre-arbitre du sujet qui nous échappe et se redéfinit en permanence dans ses actes. Une nécessité, selon moi, pour adopter le principe d’éducabilité de tous qui nous est cher. Et quel bonheur de voir une personne exister ainsi, en se réinventant sans cesse !
G. D. : S’il y a une idée force à retenir de ce travail collectif, c’est l’importance d’accepter cette part d’incertitude. Mieux encore : d’y prendre gout ! Ce dossier montre que les techniques, méthodes et routines ne sont pas là pour figer la mobilisation, mais pour structurer ces oscillations entre stabilité et imprévisibilité, ressources potentielles et effectives, individuel et collectif. Elles ne garantissent pas une mobilisation, mais elles en rendent l’émergence plus probable. Une autre citation de Sartre me semble intéressante à mettre au fronton d’une classe mobilisatrice : « L’important n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous. »
M. R. : Je partage tout à fait cette vision. En montrant comment enseignants et élèves parviennent à surmonter les difficultés, ce dossier est une source d’optimisme.