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Pierre Desproges m’a appris à être (plus) pédagogue

CC-BY-SA

Pierre Desproges ne faisait pas profession de pédagogie, mais, en le fréquentant assidument, on peut pourtant lui reconnaitre une contribution à la formation des pédagogues. Étonnant, non ?

On pourrait commencer ce texte à la manière d’un de ces fameux réquisitoires dont Pierre Desproges (1939-1988) a longtemps gratifié les auditeurs de France Inter : « Lecteurs, lectrices, enseignants, enseignantes, rieurs, rieuses, cahiers-pédagogues, il sera beaucoup reproché à l’accusé Desproges, car son dossier est accablant1 et ses desseins les plus noirs…»

Artiste dégagé2 – au sens où il refusa toujours de prendre des positions politiques dans l’espace public et moqua de manière acerbe les artistes de son temps qui le firent, tels Simone Signoret et Yves Montand – mais profondément engageant, il pratique un humour difficile, très riche en références et inférences, qui demande du temps pour apprendre à le partager. Bien au-delà de sa plus célèbre formule sur le sujet, selon laquelle on peut et on doit rire de tout, mais pas avec tout le monde, son œuvre constitue sans doute une des meilleures défense et illustration du fait que certaines productions culturelles des humoristes peuvent aujourd’hui être rangées au rang des œuvres de formation3.

De manière plus particulière, et aussi plus subjective, Desproges m’a personnellement appris, par et avec son humour, un certain nombre de choses qui m’ont, je crois, aidé à être un peu plus pédagogue dans les différents contextes où j’ai pu avoir à enseigner, de l’école maternelle à l’enseignement supérieur. Ce qui suit est donc un témoignage… à charge.

Laisser du temps

La première vertu pédagogique de l’humour desprogien est sans doute son potentiel de dépaysement : sous l’apparence de l’absurde se trouve une impressionnante densité de liens tissés entre des éléments de culture historique, littéraire… Un exemple ? « Il est plus économique de lire Minute4 que Sartre. Pour le prix d’un journal, on a à la fois la nausée et les mains sales5. »

Écouter Desproges en tant qu’adulte, c’est souvent se replonger dans la situation d’un enfant qui entre dans la découverte du monde des albums et de leurs entremêlements de significations dans lequel il faut apprendre à s’orienter. Manière, donc, de (ré)éprouver un sentiment d’ignorance et de désorientation par lequel nous sommes devenus moins patients pour y laisser cheminer nos élèves. Cet art du rire différé, du rire après réflexion, auquel nous convie Desproges m’a aidé bien des fois à en revenir à cet incontournable de la pédagogie qui consiste à laisser aux élèves le temps de l’assimilation.

Qui est l’ennemi ?

Un deuxième point important réside dans la centralité des jeux de langue et de ressorts humoristiques fondés sur les confusions possibles (et donc, potentiellement drôles) entre sens propre et sens figuré. J’avoue y avoir abondamment puisé à tout niveau d’enseignement tantôt pour travailler la conscience et la compréhension de ces mêmes composantes de la langue, tantôt pour capter ou maintenir l’attention. À cela s’ajoute un art consommé pour les maximes et propositions permettant de prendre conscience de l’impasse à laquelle conduisent les postures d’intolérance et de rejet de l’autre.

Qu’on en juge à la manière infaillible qu’il nous propose pour reconnaitre à coup sûr l’ennemi : « L’ennemi est sot, il croit que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui. » Autrement dit : il serait utile d’apprendre au plus tôt qu’il serait plus raisonnable de sortir de ce supposé besoin de se trouver un ennemi. Je crois pouvoir dire que toute ma réflexion pédagogique sur l’apprentissage du vivre-ensemble en découle6.

Eux, nous et l’autre

En particulier, les conceptions patrimoniales de l’identité et de la citoyenneté manient fréquemment des discours où s’opposent le « eux » et le « nous », le « même » et l’« autre ». Le récit d’un conflit historique dans le cadre d’une séquence d’histoire peut alors donner lieu, de la part des élèves, à des identifications similaires à celles que l’on peut retrouver dans le soutien à une équipe nationale dans le monde sportif : « on a gagné/perdu », « les gentils versus les méchants »…

Construire du commun, mais surtout de la compréhension interculturelle, c’est alors veiller : 1) à ne pas donner, en tant qu’enseignant, de points d’appuis involontaires à ce qu’il peut y avoir de problématique dans de telles logiques et discours ; 2) faire éprouver cette réversibilité des positions (nous sommes nous-mêmes l’autre pour l’autre) qui ramène chacun à la nécessité de la tolérance dans la différence.

Pédagogie du rire

Troisièmement, l’attention aux individualités et la méfiance envers ce qui en nie la valeur est une autre marque de la singularité de cette œuvre humoristique. Sans doute le développement de capacités à accompagner chacune et chacun dans son parcours d’apprentissage est-il l’enjeu clé de l’exercice de la pédagogie. Savoir rire de et avec l’autre, mais aussi rire de soi-même. « Quand un philosophe me répond, je ne comprends plus ma question », voilà une formule toute desprogienne qui m’a aidé à poser avec les étudiant et étudiantes de l’Inspé ce qu’il ne fallait pas que soit le cours de philosophie de l’éducation que nous partagions.

Il y a bien, en ce sens, une pédagogie du rire qui consiste moins en un apprentissage de ce que serait l’humour en général ou même des cultures de l’humour qu’une attention à ce point autrement profond : le rire n’est pas le propre de l’Homme en général, mais de chaque être humain dans ce qu’il a de particulier.

Posture d’éducateur

Desproges nous apprend également à nous méfier de nous-même à chaque fois que l’on occupe une position de pouvoir ou de responsabilité. « Je suis chef de rayon mais mon gosse sera chef de diamètre », telle est, selon lui, la maxime de l’adulte qui se préoccupe moins d’accompagner l’enfant dans son devenir autonome que de projeter sur lui ses propres espérances déçues et fantasmes de réussite.

Telle peut donc aussi être la racine d’une posture d’éducateur empêchant l’enfant de trouver sa propre voie dans la vie, quand bien même il doit être accompagné sur le chemin du savoir. De l’utilité de l’humour cinglant pour nous doter d’une boussole permettant de distinguer attitude antipédagogique et confrontation à l’incertitude qui jalonne toute relation effectivement pédagogique.

Cinquièmement, enfin, et ce qui précède fera office de charge de la preuve, son style n’est pas sans donner une irrépressible envie, à n’importe quel âge, de se replonger parfois dans l’exercice de l’écriture « à la manière de », exercice pédagogique s’il en est, capable d’apprendre à allier la réception d’un contenu transmis et l’inventivité réflexive.

Donc, Desproges est coupable d’exercice dissimulé de la pédagogie comme de formation informelle à celle-ci, et redécouvrir son œuvre vous en convaincra mieux que moi.

Camille Roelens
Chercheur en sciences de l’éducation au Centre interdisciplinaire de recherche en éthique (CIRE) de l’université de Lausanne

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Notes
  1. Pierre Desproges, Tout Desproges. Seuil, 2008.
  2. Florence Mercier-Leca, Anne-Marie Paillet (dir.). Je suis un artiste dégagé. Pierre Desproges. L’humour, le style, l’humanisme, Rue d’Ulm, 2014.
  3. Camille Roelens, « Éthicité et autonomie dans l’hypermodernité démocratique : de l’extension du domaine des œuvres de formation », Revue française d’éthique appliquée, n° 12, 2022.
  4. Du nom d’un hebdomadaire satirique français classé politiquement à l’extrême droite, paru de 1962 à 2020.
  5. Soit le titre de deux fameux romans de Sartre – figure marquante de l’intellectuel engagé en France – parus respectivement en 1938 et en 1948.
  6. Voir notamment : Camille Roelens, « Former au vivre-ensemble dans une société des individus, est-ce possible ? », Penser l’éducation, n° 47, 2021 , p. 63-88.