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« On peut identifier les avantages tirés du coenseignement pour les enseignants. »

L’école rurale peut-elle être un lieu d’innovation pédagogique ? Le coenseignement est-il plus porteur de développement professionnel pour les enseignants et enseignantes que les dédoublements de classes ? Les réponses de Quentin Magogeat, maitre de conférences en sciences de l’éducation et de la formation, à l’université Lyon 2 et coauteur du livre Le coenseignement comme innovation pédagogique ? Une classe unique, deux enseignants.
Pouvez-vous, en quelques mots, nous décrire la genèse de ce livre ?

Cet ouvrage collectif, à huit auteurs, est le produit d’une recherche menée au sein de onze écoles rurales à classe unique fonctionnant avec deux enseignants. Nous avons été sollicités par le rectorat de Grenoble pour évaluer un dispositif appelé Coenseignement et ruralité, s’inscrivant dans le cadre d’une convention ruralité1, et concernant onze écoles à classe unique en Ardèche.

Le titre du livre est centré sur le coenseignement, mais, à la lecture, il fait également la part belle à la ruralité, à l’école rurale et la territorialité. Quelles sont les spécificités de l’école rurale ?

L’école rurale a longtemps souffert d’une image plutôt négative, jusqu’aux années 1990. Il lui était reproché de ne pas suffisamment réussir à permettre aux élèves d’atteindre le collège, avec des critiques parfois infondées adressées notamment au modèle de la classe unique. Elle a pu être stigmatisée car elle renvoie – encore aujourd’hui – à des positions parfois idéologiques marquées, au carrefour de problématiques scolaires, rurales et politiques. Entre 1960 et 2015, nous indique la DEPP (direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance), les écoles à classe unique sont passées d’un peu plus de 19 000 à moins de 3 100, disparaissant progressivement au profit de regroupements pédagogiques intercommunaux (RPI).

La distinction entre école urbaine et école rurale est sans doute bien moins forte aujourd’hui qu’il n’y a trente ans, mais l’école rurale conserve des spécificités plus ou moins marquées : elle est souvent très insérée dans le territoire et dans un contexte naturel, culturel et patrimonial environnant qui sert d’ailleurs de support pédagogique ; elle favorise largement la coopération des élèves dans une relation d’entraide et de solidarité en mettant au cœur de son fonctionnement l’autonomie ; elle est un pilier central pour faire vivre durablement le service public dans des territoires isolés, etc.

Vous précisez qu’en France, les zones rurales couvrent 80 % de notre territoire et rassemblent 18 % de la population, et vous présentez l’école rurale comme un lieu d’innovation. Cependant, on entend plus souvent parler d’innovation dans les écoles de l’éducation prioritaire que dans les écoles rurales. En quoi l’école rurale est-elle innovante ? Pourquoi cette discrétion ? Est-ce le fait qu’il existe peu d’écrits, peu de recherches sur l’école rurale actuelle en France ?

L’école rurale peut être un laboratoire de l’innovation dans la mesure où les enseignants, confrontés à des problématiques démographiques, de territoires, etc., sont invités à innover pour favoriser la réussite de leurs élèves. Ils sont amenés à réfléchir et inventer de nouvelles situations pédagogiques, des outils didactiques, et de nouveaux modes d’organisation adaptés aux problématiques locales qu’ils rencontrent. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si le territoire apparait comme une opportunité à la fois pédagogique et didactique sur laquelle s’appuient les enseignants pour faciliter les apprentissages.

Par ailleurs, les travaux de recherche se sont beaucoup intéressés à l’éducation prioritaire, mais il existe bien des recherches en sciences de l’éducation et de la formation qui portent sur l’école rurale. Longtemps, il a été demandé à l’école rurale de se conformer à des pratiques proches de l’école urbaine. Cette demande s’appuyait sans doute sur la mauvaise image que l’école rurale avait. Aujourd’hui, la recherche s’intéresse peut-être davantage à la manière dont l’école rurale – ou les écoles rurales, car il ne s’agit pas vraiment d’une catégorie homogène – peut inspirer de nouvelles pratiques pédagogiques pour des écoles urbaines et dans quelle mesure cela est transférable et adaptable.

Dans l’école rurale, la classe multicours, multiâge est la règle. Ça l’est également, mais dans une moindre mesure, dans certaines écoles urbaines. Pour autant, la formation des enseignants semble oublier cette spécificité et reste très cloisonnée à un enseignement par niveau. La formation devrait-elle prendre plus en compte la classe multicours ?

Oui, cela me semblerait intéressant à développer. D’autant plus que nous savons que dans certains cas, il peut s’agir d’une organisation subie compte tenu des effectifs dans l’école. Une formation permettrait de mieux mettre en lumière l’intérêt de cette organisation pédagogique en faveur de plus de coopération pour identifier les enjeux sur les apprentissages avec des niveaux différents, sur la gestion du temps, des espaces, etc. et les difficultés pour mieux pouvoir les appréhender lorsqu’un enseignant se trouve à devoir enseigner dans une classe multicours.

Le titre de votre livre, par la question qu’il pose, laisse planer un doute sur l’aspect innovateur ou innovant du coenseignement. Pourquoi ce titre sous forme de question ?

Effectivement, nous questionnons bien le coenseignement comme un processus par lequel les enseignants peuvent innover. Dans certaines écoles, avant l’arrivée du dispositif, il existait déjà des pratiques de décloisonnement avec du coenseignement, même si elles étaient de moindre ampleur. Dans cet exemple, cela n’a fait qu’accroitre et renforcer des pratiques déjà existantes, sans profond et durable changement. Pour d’autres, ce dispositif a pu reposer sur davantage de co-intervention2 (nécessitant moins d’interdépendance entre les deux enseignants, avec la possibilité de faire classe dans des espaces séparés, par exemple). En fonction des écoles, des locaux, des enseignants, le coenseignement n’a pas pris la même forme et n’a pas eu les mêmes effets. Pour certains, une majorité, il s’agissait véritablement d’une transformation des pratiques en termes de coplannification, de cotravail dans la classe, alors que pour d’autres, minoritaires, cela relevait davantage de l’adaptation sans réel impact dans l’organisation.

Ici, le dispositif de coenseignement mis en place est une décision institutionnelle, qui s’est imposée aux enseignants et enseignantes. Un chapitre décrit notamment les tensions initiales entre les enseignants et l’institution qui cherche à promouvoir ce dispositif. Quel a été votre rôle de chercheurs dans ce dispositif ?

Avec l’arrivée de ce dispositif dans leur école, les enseignants ont manifesté une certaine méfiance vis-à-vis de leur hiérarchie. Certains – même s’ils étaient favorables à l’idée d’expérimenter du coenseignement – suspectaient une fermeture déguisée de classes.

Nous ne sommes pas là pour trancher à la place du politique. La recherche essaye de fournir des clés de lecture, de compréhension des enjeux et effets, même si nous avons conscience du rôle que nous pouvons jouer dans l’intéressement des acteurs en les interrogeant, en échangeant avec eux sur des aspects propres au coenseignement.

Le dispositif Plus de maitres que de classes (PDMQDC) n’a pas eu le temps d’être évalué, puisqu’à l’arrivée de Jean-Michel Blanquer, le dédoublement des classes de CP et CE1 a été préféré à la poursuite d’un travail pédagogique en coenseignement. Est-ce que le travail de recherche que vous proposez ici est une réponse possible à une évaluation du PDMQDC ?

Sauf erreur de ma part, le PDMQDC a été évalué par la DEPP, mais son rapport n’a jamais été publié. Cette recherche, sans apporter toutes les réponses quant à l’efficacité du coenseignement, prolonge des résultats déjà identifiés à l’occasion du PDMQDC, bien que ce dispositif soit quand même différent de ce qui se passe dans les écoles ardéchoises. C’est notamment le cas concernant le travail des enseignants, avec la possibilité d’apprendre de l’autre, de développer son répertoire de gestes professionnels, de se réengager dans le métier grâce au coenseignement, vécu comme une occasion d’oser de nouvelles choses dans la classe, d’innover. Sur les apprentissages des élèves, il faut rester prudent. Un protocole d’évaluation des compétences et performances des élèves a bien été mis en œuvre, mais de nombreux biais nous conduisent à conclure que les éventuels écarts en faveur du coenseignement restent trop fragiles.

Pour autant, alors que le dédoublement des classes de CP semble ne pas montrer de réels et significatifs résultats (voir les travaux de Roland Goigoux), il est intéressant de s’emparer plus largement de cette question. La suppression du PDMQDC au profit du dédoublement des classes laisserait entendre que le levier prioritaire pour améliorer les apprentissages des élèves serait dans une diminution des effectifs par enseignant, plutôt que de favoriser un travail à plusieurs enseignants (co-intervention ou coenseignement). Cela me semble discutable et à discuter.

Vous posez d’ailleurs d’emblée l’attente institutionnelle quant à la nécessité d’évaluer ce dispositif ardéchois. Quels sont vos constats ?

Ce dispositif a un cout, avec des moyens orientés spécifiquement sur les écoles rurales. Il s’inscrit un peu à rebours, en terme de prescription, de ce qui se fait sur l’ensemble du territoire où on s’appuie davantage sur une réduction des effectifs par enseignant que sur du coenseignement. Il ne me semble, par conséquent, pas anormal de poser la question du rapport cout-bénéfice pour l’institution.

De manière très synthétique, on peut identifier plus clairement les avantages tirés du coenseignement pour les enseignants : réengagement, développement professionnel, sentiment de pouvoir davantage oser dans sa classe, etc. Pour les élèves, cette recherche ne permet pas d’affirmer de manière catégorique que le coenseignement leur est bénéfique, même si les observations menées et les entretiens conduits avec eux nous montrent qu’ils apprécient et se sentent à l’aise dans ce dispositif. Ils peuvent développer leur autonomie, de la coopération, etc.

Est-ce que ce dispositif de coenseignement est toujours d’actualité dans les écoles ardéchoises ? Était-il une simple expérimentation ou est-il devenu un changement à long terme ?

Pour le moment, ce dispositif existe encore, bien que certaines écoles en soient sorties et d’autres sont rentrées. Le fait qu’il s’agisse d’une expérimentation a pu inquiéter les enseignants, même si, finalement, il a été plébiscité. S’inscrire dans un dispositif sans savoir quelle sera sa durée de vie peut avoir une influence sur l’engagement des différents acteurs. Quoiqu’il en soit, une large partie d’entre eux affirment que cet épisode professionnel a occasionné des changements dans leur pratique et qu’ils auraient des difficultés à revenir à leur mode de fonctionnement antérieur.

Propos recueillis par Rachel Harent

À lire également sur notre site :

Le coenseignement comme innovation pédagogique ? Une classe unique, deux enseignants, recension


Sur notre librairie :

N°566 – Co-intervention : à deux dans la classe

L’image d’Épinal veut que l’enseignant soit seul dans sa classe face aux élèves. Or, de nombreuses pratiques de co-intervention, régulières ou ponctuelles, existent au sein des classes. Ce dossier s’intéressera donc à la co-intervention et au coenseignement, à ces espaces-temps où on est deux en classe avec les élèves.


 

Notes
  1. Dans le cadre de ces conventions, des territoire ruraux sont incités à regrouper leurs écoles, en échange de quoi l’État ne supprime pas de postes d’enseignants.
  2. Coenseignement : les deux enseignants sont dans le même espace ; co-intervention : ils peuvent être dans deux espaces séparés.