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Livre du mois du numéro 598 – L’école du like. Les nouvelles relations école-famille à l’ère du virtuel

En quoi les applications numériques changent-elles les relations école-familles à l’école primaire ?
Dans le second degré, l’existence d’outils de gestion de vie scolaire comprenant des modules de communication avec les familles est un fait ancien et installé. À l’école primaire, ces outils se sont développés dans les années 2010 avec un coup d’accélérateur au moment ou à cause du confinement. Autre différence avec le second degré, où règne un acteur quasi unique, la multiplicité et la diversité des acteurs : Klassroom, Toutemonannée, Beneylu School, ClassDojo, Edumoov, One, Scolnet…
Aksel Kilic et Jean-Paul Payet s’attachent d’abord à une typologie de ces outils. Ils distinguent ceux qui sont issus du monde éducatif, créés par et pour des professeurs des écoles et ceux qui émanent d’entreprises de l’EdTech visant à répondre à un « besoin » exprimé soit par des enseignants soit par des parents. Ils distinguent également les outils voués à la simple communication et ceux qui tendent plus à ressembler à des espaces numériques de travail (ENT) tels que définis par l’Éducation nationale, le tout sur fond d’enjeux financiers et de moyens disparates alloués par les collectivités au fonctionnement des écoles.
Toutes les applications ont en commun le couple distance-immédiateté. À ce titre, pour les fonctions de communication, elles se révèlent bien plus pratiques et efficaces que le traditionnel cahier de correspondance. Elles permettent aussi d’ouvrir davantage la classe aux parents. Pour autant, elles posent de redoutables questions, aussi bien concernant les attentes de l’école vis-à-vis des parents que concernant ce que l’école est prête à montrer.
Sur le premier point, c’est la recherche de la « bonne distance ». Plus proche que le parent cantonné à la grille, sans être trop intrusif, ni vis-à-vis des enseignants, ni vis-à-vis des autres parents. En la matière, tout étant à inventer, l’apprentissage ne se fait que par essai-erreur, avec parfois des expériences douloureuses lorsque le suivi de l’école en temps réel, par exemple concernant le comportement de l’enfant, influe négativement sur la relation école-familles.
Le second aspect est résumé dans l’excellente formule « la classe instagrammable ». De fait, l’enseignant devient le communiquant, metteur en scène de sa propre pratique. Il doit en particulier faire le choix de ce qu’il montre aux parents, ce qui présente forcément une vision déformée de la réalité. Autant il est facile de donner à voir une sortie ou une activité d’arts visuels, autant la leçon de mathématiques ou la dictée ont toutes les chances de rester dans le huis clos de la classe.
Et pour la suite ? Les applications de communication sont entrées dans les mœurs. Elles constituent un enjeu majeur pour les collectivités et un marché très important pour les entreprises du secteur. Dans l’immédiat, la volonté de l’institution de jouer un rôle à ce sujet et l’arrivée d’un acteur puissant, déjà très implanté dans second degré, pourrait venir rebattre les cartes.
Questions aux auteurs
L’ouvrage s’appuie sur une enquête empirique, qualitative, auprès d’enseignants et de parents, utilisateurs d’applications. Nous sommes également allés à la source de ces plateformes en interviewant à la fois leurs concepteurs et les responsables du numérique au sein de l’Éducation nationale. Le titre L’école du like traduit le côté réseau social de ces applications. Ces applications, dans leur essence, sont des réseaux sociaux, dont l’un des principes est le like. Ici, il y a un paradoxe dans le titre, parce que l’école et le like n’ont rien à voir ensemble. Nous montrons justement comment ces deux mondes, à priori très éloignés, se retrouvent sur des applications qui servent à réguler la relation entre l’école et les parents d’élèves.
Concernant l’influence sur la pédagogie, on peut répondre par oui et par non. Non, parce qu’on est sur le schéma du réseau social et qu’une partie des publications et des échanges portent sur des contenus non pédagogiques. Ce n’est par exemple pas une séance de maths qui est postée, mais cela va être plutôt des moments de convivialité ou des évènements tel un anniversaire. Oui, car d’autres publications sont plus précisément pédagogiques, quand elles portent sur des séances en arts visuels par exemple. Les familles peuvent s’en inspirer pour refaire l’activité chez eux. Il y a donc une forme de diffusion de contenus pédagogiques dont on peut supposer qu’elle modifie la pédagogie de l’enseignant, puisqu’il conçoit son activité pour la diffuser aux parents. Une autre partie des échanges est de nature organisationnelle et ne touche pas à la pédagogie, mais plus à des échanges d’informations entre l’enseignant et les parents de sa classe.
Concernant la professionnalité, ces applications exercent une réelle influence. Les enseignants soulignent que la relation aux familles est un sujet important, mais en même temps difficile. L’outil opère une forme de prise en charge de cette relation. Au lieu d’écrire un message dans un cahier ou de téléphoner aux parents, l’enseignant écrit un message sur l’application. De plus, avec des publications de moments de classe sous forme de photos et de vidéos, l’enseignant devient une sorte de community manager qui anime sa communauté de parents d’élèves. C’est une nouvelle tâche, une nouvelle compétence que nous avons appelée l’enseignant communiquant.
C’est un rapport ambivalent, entre laisser-faire et contrôle. Mais le contrôle se heurte à la liberté pédagogique des enseignants du primaire, qui est forte. Il faut bien voir que ce sont des outils qui sont sollicités et plébiscités « par le bas », par les professeurs des écoles eux-mêmes. Parfois ce sont quelques enseignants dans une école, et pas toute l’école, qui sont utilisateurs, ce qui accentue aussi le côté un peu individualiste du rapport à l’outil. On ne peut pas penser ces outils uniquement du point de vue de l’institution et du point de vue collectif. Il faut tenir compte des enseignants en tant qu’individus.
L’institution n’a pas non plus une ligne d’action très stable. Telle application va être freinée, et puis finalement on va lui ouvrir les portes. L’institution tente d’imposer le format des ENT, mais on n’est pas au collège dans lequel une application comme Pronote domine le marché de la relation entre l’école et les familles. Les professeurs des écoles veulent choisir leurs outils numériques comme ils choisissent leurs outils pédagogiques.
Les applications déclarent toutes respecter le RGPD (Règlement général de protection des données). Au-delà du déclaratif, quelles sont les pratiques réelles des applications concernant les données des utilisateurs ? Dans notre enquête, les responsables institutionnels disent être très attentifs au respect du RGPD. Les enseignants sont aussi très soucieux de l’éthique et du respect de la vie privée, en demandant l’autorisation aux parents d’utiliser l’image de leur enfant et en floutant les visages des élèves. Il y a une protection interne au sein des établissements. Enfin, même si ces plateformes fonctionnent sur le principe d’un réseau social, il s’agit d’un réseau social fermé limité aux parents inscrits par l’enseignant.
Il y a des avantages sur deux plans. D’une part, c’est la praticité et la rapidité de la communication avec les parents. D’autre part, il y a le sentiment d’être un enseignant créatif et numérique qui sait communiquer. Cela apporte une nouvelle compétence professionnelle, source de reconnaissance. Quant aux risques, ils concernent l’empiètement sur le temps privé de l’enseignant, mais celui-ci peut choisir les horaires de réception des notifications. La question se pose d’ailleurs aussi pour les parents, puisque l’enseignant est libre de poster le soir, le weekend et les vacances scolaires.