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« Les enfants et les jeunes traversent régulièrement cette frontière scolaire »

Où s’arrête l’école et où commence ce qu’on pourrait appeler le « hors de l’école » ? Il n’est pas si facile de répondre à cette question, pas plus en termes de pratiques ou de lieux qu’en termes de contenus apportés aux enfants. Notre tout nouveau dossier essaye de tracer des contours, parfois un peu flous, entre l’école et le « non scolaire ». Voici ce qu’en disent les coordonnateurs dudit dossier.

Baptiste Besse-Patin et Aurélie Zwang

Peut-on tracer une frontière entre l’école et le « non scolaire » ?

Comme le montrent les contributions du dossier, l’existence de la frontière est tangible par les usages récurrents du qualificatif scolaire par les enseignants et enseignantes comme les autres professionnels et professionnelles de l’éducation, qu’elle soit prise dans un sens matériel à travers les murs de l’école, ou symbolique.

Par contre, il apparait bien plus difficile de tracer cette frontière de manière précise pour délimiter ce qui relèverait du territoire propre de l’école, en tant qu’institution, sur lequel elle dispose de l’autorité pour intervenir avec les modalités qu’elle juge nécessaire parce qu’elle dispose d’un mandat reconnu. En effet, et comme toute frontière, elle est sujette à débats, à des oppositions franches, à des volontés de la renforcer, de l’étendre à de nouveaux territoires ou de la restreindre et d’en réduire la surface… Ces débats réguliers sont nécessaires comme ils touchent au fond à l’essence de l’école : ce qu’elle est et son rôle dans la société.

Le programme scolaire est un exemple concret. Il y a quelques années, le dispositif des ABCD de l’égalité avait suscité de nombreuses réactions conservatrices au moment de la loi du mariage pour tous et, encore aujourd’hui, la place de l’éducation affective et sexuelle ne rencontre pas l’unanimité. Au début du XXe siècle étaient diffusées des pratiques d’hygiène aux enfants pour se laver les dents ou les mains régulièrement alors que, dans les années 1950, un enseignement ménager (couture, entretien) visait à former uniquement les femmes au travail domestique. Aujourd’hui, on peut questionner, par exemple, le fait que l’éducation à l’entrepreunariat semble devoir être assurée par l’école au même titre que l’éducation à la citoyenneté.

Y a-t-il des pratiques qui peuvent « passer la frontière » dans un sens ou dans l’autre ?

On peut déjà garder en tête que les enfants et les jeunes traversent régulièrement cette frontière scolaire. Dès l’école maternelle, les enfants importent leurs histoires personnelles et leurs cultures familiales, leur langue première, des façons de parler et d’être en relations avec les autres, qui vont – ou non – faciliter l’apprentissage du métier d’élève et des rituels qui le composent comme un rapport à la règle et à l’autorité.

Même à un niveau matériel, les enfants apportent dans leur cartable leurs doudous, des jouets, plus ou moins discrètement, pour les utiliser pendant la récréation ; jusqu’au téléphone portable récemment exclu de l’enseignement secondaire… L’histoire pédagogique est riche d’exemples de pratiques qui composent avec ces apports « extérieurs » à la classe pour fonder les enseignements, si on pense aux pédagogiques coopératives et institutionnelles.

Dans l’autre sens, le cartable rapporte les cahiers et les devoirs, parfois quelques bâtons et marrons à l’automne, ou de nombreuses histoires entre enfants, pas toujours heureuses… On sait comment l’univers de la chambre des enfants évolue à l’entrée de la « grande école », avec l’apparition d’un bureau et donc d’un espace « scolaire » au sein du cadre domestique (quand cela est possible).

De la même façon, les parents sont de plus en plus sollicités pour soutenir ce travail scolaire de leurs enfants en les accompagnant dans la réalisation régulière de ces devoirs, voire des « cahiers de vacances » qui viennent rappeler l’univers scolaire dans d’autres contextes, ou des révisions pour préparer la rentrée.

Récemment, les pratiques numériques restent au centre de nombreux débats pour établir la place qui serait légitime dans le cadre scolaire et les usages proscrits.

D’un côté, des enseignants et des enseignantes peuvent mobiliser des jeux vidéo ou aborder des œuvres issues des cultures juvéniles (musique, livres, films) également mises à disposition par des professeurs et professeures documentalistes au CDI. D’un autre côté, des parents peuvent investir des jeux considérés comme éducatifs dès la petite enfance, comme pousser à visionner des vidéos de contenus disciplinaires (français, mathématiques, etc.) sur YouTube.

Pour autant, des contributions du dossier viennent rappeler que ces questionnements ne datent pas d’hier et d’autres pratiques ont subi les mêmes controverses si l’en pense à la radio, la télévision, ou la presse, maintenant intégrées.

Que trouveront les lecteurs dans ce dossier ?

Les lecteurs trouveront des éléments de réflexion sur les pratiques dites scolaires ou non solaires, qui montrent leur porosité, à travers trois entrées principales : les hybridations, le passage du scolaire vers le non scolaire et inversement.

Des hybridations sont illustrées à travers l’exemple de la visite scolaire au musée (Cora Cohen-Azria, Saskia Quarello et Alain Sénécail), de l’entrée de ChatGPT à l’école (Cédric Fluckiger) et des interventions extérieures pour des activités éducatives au sein de l’école (Lise Balas, Caroline Le Boucher, Marianne Le Duy, Alexia Morvan). À l’échelle institutionnelle, l’article d’Alicia Jacquot montre comment des figures ont permis des rapprochements entre des associations éducatives d’envergure nationale et l’École.

L’ouverture des pratiques scolaires à ce qui est considéré à priori comme non scolaire est illustrée par des articles sur la manière dont le corps des élèves se voit impliqué différemment : dehors, au centre d’information et d’orientation, à la piscine… L’article de Sylvie Jouan nous replonge dans l’école mutuelle, où la salle de classe était organisée avec un maitre coordonnant des élèves répétiteurs ; configuration qui aurait pu tout aussi bien devenir la configuration « traditionnelle » aujourd’hui, si cette modalité était devenue majoritaire.

À l’inverse, il est question de pratiques scolarisées ‒ ou d’un processus de scolarisation ‒ dans des espaces extrascolaires dans les articles de Frédérique Giraud sur l’usage des jeux Montessori par les parents, celui de Ronan David à propos du dispositif ministériel des « vacances apprenantes ». L’entretien avec Anouchka Lilot et Adrien Druart vient enrichir via l’exemple d’un atelier d’acculturation à des méthodes et contenus scientifiques. L’article de Marine Jacq et al. sur l’identification des savoirs scolaires en forest school montre que la poursuite de l’œuvre scolaire en dehors de son enceinte s’exprime autant en pratique qu’en théorie, l’école restant comme un centre de gravité éducatif.

Et vous, que retenez-vous de ce travail de coordination de près d’un an ?

Nous avons pris beaucoup de plaisir à constituer ce dossier qui nous a permis de croiser des approches complémentaires. Il était l’occasion de faire un point modeste sur l’état du questionnement autour de l’articulation entre scolaire et non scolaire, qui fait l’objet de nombreuses réflexions dans le monde universitaire, en particulier la notion de forme scolaire.

Il était important pour nous de faire dialoguer des chercheurs et chercheuses avec les récits d’expériences de professionnels dans ce dossier, vu la thématique.

Nous espérons avoir parcouru les points saillants de cette problématique et que cela pourra alimenter les réflexions des professionnels et professionnelles de l’éducation, en particulier sur la notion de forme scolaire qui nous semble être parfois utilisée de façon abusive : changer l’aménagement des tables et des chaises dans une salle de classe ne suffit pas à transformer en profondeur une configuration sociale qui s’est imposée depuis trois siècles.

Propos recueillis par Cécile Blanchard

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