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Le livre du mois du n°583 : L’Égale dignité des invisibles. Quand les sans-voix parlent de l’école

Marie-Aleth Grard (dir.), Le Bord de l’eau, 2022.

Un livre de plus sur l’école, mais un livre pas comme les autres. Celui-ci donne la parole à ceux qui ne l’ont pas : des parents vivant en situation de pauvreté y racontent leurs parcours, leurs difficultés, leurs blessures et leurs victoires, en tant qu’élèves puis en tant que parents ou même grands-parents. C’est un livre polyphonique : à ces voix se mêlent celles de jeunes juste sortis de leur parcours d’apprentissages, ainsi que de professionnels agissant auprès de ces familles. On entend ainsi un enseignant syndicaliste, une chercheuse en sciences de l’éducation, une directrice d’école. Toutes et tous ont été interrogés par Marie-Aleth Grard, présidente d’ATD Quart monde, qui a restitué fidèlement les propos, afin de leur donner une visibilité. C’est l’occasion également de présenter l’histoire du combat d’ATD Quart monde contre les inégalités à l’école, et l’expérimentation en cours Cipes1 (Choisir l’inclusion pour éviter la ségrégation), qui cherche à démontrer que l’orientation massive des enfants pauvres vers l’éducation spécialisée n’est pas une fatalité.

Ce livre est fort et troublant, pour nous, enseignants engagés pour une école plus juste. Il est fort, car il fait passer un « message clair », celui qui explique ce qui fait mal et aussi ce qui permet de tenir debout, coute que coute. Il est troublant, car il pointe clairement le poids des orientations subies et des injustices durement ressenties, à l’insu souvent de professionnels pleins de bonne volonté. Il est également encourageant, et il force l’admiration pour ces parents devenus militants, capables de prendre leur place auprès de leurs enfants pour leur permettre de construire un parcours différent du leur et d’être libres de leurs choix.

Il y a beaucoup à apprendre de ces paroles, et se laisser bousculer est salutaire. Chaque fois qu’un professionnel s’ouvre et accepte d’être influencé, dans le bon sens du terme, par une mère ou un père dont le regard est d’abord dérangeant, quelque chose peut se décaler. Accueillir ce dérangement, prendre la mesure du chemin parcouru par celui ou celle qui « revient de loin » n’est pas facile, mais cela peut transformer le regard en profondeur. C’est ce à quoi nous invitent Marie-Aleth Grard et les coauteurs, mettant leur espoir dans une évolution progressive des postures des professionnels de l’éducation envers ces familles et ces enfants.

Un regret cependant : les dix militants du quart monde qui s’expriment dans cet ouvrage sont tous des habitants de France francophones, quand il y a tant d’invisibles issus de parcours migratoires qui ont, eux aussi, besoin de cette « égale dignité ». À mon sens, des témoignages métissés auraient mieux reflété la réalité des milieux pauvres de notre pays, prenant en compte les discriminations liées à la couleur de peau, aux références culturelles et religieuses ainsi que les problématiques liées à la langue – obstacles et ressources. Ces parents-là sont présents dans le récit de Florence, directrice d’école à Lyon. Recueillir leurs paroles pourrait être l’objet d’un second tome « au bord de l’eau »…

Catherine Hurtig-Delattre

Marie-Aleth Grard, © ATD Quart Monde

Questions à Marie-Aleth Grard et trois contributeurs

Pouvez-vous nous parler de votre expérience de participation à ce livre, à partir de vos places différentes ?

Vincent, militant ATD QM : Quand on a fait l’interview, je ne réalisais pas que c’était pour un livre ! Parce qu’avec Marie-Aleth on se connait, il y a de la confiance, et c’est comme ça que ce qui est sorti est simple et juste. Et quand tu vois que ce que tu as dit est écrit dans un livre, ça fait un peu bizarre ! Mais ce que j’ai beaucoup aimé dans ces interviews, c’est qu’il n’y a pas que du témoignage. On a aussi des choses à dire : nos idées sur l’école, les solutions auxquelles chacun a pensé.

Élodie, militante ATD QM : Ça fait du bien de parler de son parcours scolaire et de ce qu’on veut pour nos enfants, ça nous aide à réfléchir. Chaque fois qu’on travaille sur l’école, on apprend de nouvelles choses. Et on se rend compte que l’on n’a pas la même façon de gérer l’école avec nos enfants que ce que nos parents ont fait avec nous. Il n’y a pas de fatalité.

Florence, directrice d’école : Pour moi, c’est une première. Je ne me considère pas du tout comme auteure… J’ai juste répondu à quelques questions, ce qui m’a permis de faire un retour sur mon parcours et mon ressenti à l’école. Et, à la lecture du texte, ça donne corps à des choses que je vis tous les jours. C’est une belle expérience, complètement en dehors de mes habitudes.

Marie-Aleth, présidente d’ATD QM : C’est Vincent Peillon, qui est directeur de collection, qui m’avait demandé d’écrire un livre sur l’école. Je lui ai proposé un livre de conversations, en particulier avec des militants. Raconter le combat pour l’éducation d’ATD QM me semblait assez essentiel. Mais ce qui m’intéressait vraiment, c’est que ce ne soit pas simplement des témoignages, que les militants et les professionnels interrogés s’engagent. Qu’ils disent leurs espoirs pour l’école.

Vincent et Élodie, quand j’ai lu vos témoignages, j’ai été frappée par votre manière de vous positionner en tant que parents acteurs dans la scolarité de vos enfants. Vincent dit : « On ne veut pas reproduire avec nos filles ce qui s’est passé pour nous. » Et Élodie : « Je ne donne pas carte blanche aux enseignants comme ma mère le faisait. » Est-ce que vous voulez bien reparler de ce positionnement ?

Vincent : Quand on était jeunes, nos parents ne connaissaient pas grand-chose à l’école. La chance qu’on a, Élodie et moi, c’est d’avoir travaillé dans le réseau-école d’ATD QM. On a découvert ce monde-là, on a acquis des armes pour aider nos enfants, pour pouvoir être comme les autres. Pour en arriver là, il y a tout un parcours. Ça ne s’est pas fait du jour au lendemain ! Il y a quelques années, j’avais beaucoup de rancœur envers l’école. Un rendez-vous avec un enseignant n’était pas possible, j’avais trop de colère. Petit à petit, j’ai appris comment accompagner mes filles et être un interlocuteur – même si parfois je leur mets un peu trop la pression !

Élodie : Pour moi, le dialogue avec l’enseignant est primordial. Même quand c’est un peu compliqué, je prends les devants et j’explique les difficultés. On doit faire équipe, sinon ça ne marche pas. Voilà pourquoi je dis que je ne donne pas carte blanche. Je suis parent d’élève élue, et dès qu’il y a un truc qui ne va pas, ils savent très bien que je vais venir en parler !

Florence, avec tes collègues, vous avez décidé de questionner les parents sur ce qu’ils attendent de l’école. Peux-tu nous parler un peu de ce processus ?

Nous avons pris conscience qu’on pensait à partir de notre point de vue d’enseignants et de nos représentations sur les parents. Nous avons souhaité recueillir leurs idées sur ce qu’on appelle le sens des apprentissages. L’idée, c’était de savoir ce qu’ils souhaitent que leurs enfants apprennent à l’école maternelle. On a proposé un questionnaire écrit et des entretiens oraux. Et là, on a toutes été surprises de constater que les parents ont des attentes très construites et pas si éloignées des nôtres.

Marie-Aleth, je te propose le mot de la fin. Ce livre n’est pas passé inaperçu dans le monde de l’éducation. Comment vois-tu les choses aujourd’hui ?

La première préoccupation, pour moi, c’est d’ouvrir des fenêtres, des yeux et des oreilles, pour que l’école regarde différemment les enfants dont on parle dans ce livre. C’est espérer que ça bouge, chez un maximum d’enseignants ! J’espère qu’ils ne penseront pas que ce livre les montre du doigt, car ce n’est pas du tout ce que l’on cherche à faire. Je sais que ce n’est pas facile à lire, c’est même un peu rude. Mais, n’empêche, c’est la réalité. Et l’espoir, c’est qu’ils comprennent qu’on veut faire bouger cette école tous ensemble.

Propos recueillis par Catherine Hurtig-Delattre

Une version plus longue de cet entretien est à retrouver sur le site du Cipes : https://bit.ly/3JeyX11.


 

Notes
  1. https://experimentation-cipes-ecoles.fr/.