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« Le respect et la liberté d’expression ne peuvent pas s’enseigner sans se vivre ensemble. »

Le ministre de l’Éducation nationale a annoncé une large formation des enseignants à la laïcité. Quoi de mieux, si on veut que ce ne soit pas un nouveau catéchisme descendant, que de s’appuyer sur l’expérience éprouvée de formateurs devenus experts par leur pratique ? L’ouvrage Vivre Libres ! se veut une boîte à outils pour tous les éducateurs, avec des fiches et séquences thématiques. Entretien avec ses coordonnateurs, Évelyne Bechtold, inspectrice pédagogique régionale de philosophie, et Rodrigue Coutouly, principal de collège.
Comment s’est faite l’écriture de l’ouvrage et qui en sont les auteurs, puisqu’il s’agit d’un collectif ? Y a-t-il eu des débats, voire des divergences concernant certaines pages particulièrement sensibles ?

Rodrigue Coutouly : Ce projet est né dans la foulée du traumatisme du meurtre de Samuel Paty. Il nous a paru important de proposer des réponses concrètes aux enseignants. L’académie d’Aix-Marseille a accumulé, sur ces sujets, une expertise qui avait vu, en 2019, un premier aboutissement dans l’ouvrage Esprit critique, outils et méthodes pour le second degré (Canopé).

Je venais de quitter mes fonctions de référent académique laïcité que j’avais tenu sept ans pour reprendre un collège REP+ de Marseille. J’ai donc réactivé la quintessence des formateurs avec lesquels j’avais travaillé. Évelyne, qui pilotait le groupe EMC (enseignement moral et civique), a apporté son propre réseau.

Nous avons coordonné l’ouvrage tous les deux, après avoir conçu avec le collectif le sommaire et travaillé sur la cohérence éditoriale. Il n’y a pas eu de divergence sur le contenu des fiches car la culture commune des formateurs est très forte et que nous étions d’accord sur les grands principes. Nous avons voulu aussi éviter de rentrer dans les polémiques qui viennent polluer ces sujets, en nous concentrant sur les réponses concrètes souhaitées par les enseignants et les chefs d’établissements. Trop souvent, la laïcité et les valeurs de la République donnent lieu à une considérable littérature et à des discours qui n’aident en rien les enseignants à travailler ces questions. Nous voulions nous concentrer sur une variété de solutions et de propositions pour que chacun puisse y trouver de quoi nourrir ses pratiques pédagogiques.

Quel peut être l’usage de ce livre ?

Évelyne Bechtold :Nous l’avons pensé comme une boîte à outils, où chacune et chacun puisse trouver de quoi aborder des questions dites sensibles avec des jeunes. L’enseignant peut le feuilleter, choisir une séquence, et l’adapter à son projet et à son contexte. Il peut aussi y chercher une façon de répondre à une situation de crise ou à des questions dérangeantes. C’est un livre pensé pour aider les enseignants du secondaire, les personnels d’encadrement, mais aussi toutes les personnes qui travaillent avec des adolescents dans différentes structures ou associations. Il intéressera aussi, nous l’avons déjà constaté, les parents, en éclaircissant les problèmes et en proposant des éléments de réponse mais surtout des façons de mettre les questions en discussion, de « dépassionner les débats tout en les rendant passionnants », comme le montre une fiche.

Le livre est conçu pour être utilisable directement par les enseignants qui l’ont entre les mains. Chaque fiche, en une page, présente l’objectif, le public visé, les matières concernées, et expose simplement la mise en œuvre de la séquence. Souvent, l’auteur attire l’attention sur un aspect auquel il convient de faire attention, ou sur une évolution possible de la séquence.

Nous avons tenu à cet aspect horizontal, d’un enseignant qui parle directement à un autre, en lui expliquant ce qu’il ou elle a fait, pourquoi et comment.

Chaque auteur est présenté, dit où il exerce, dans quel établissement, dans quel contexte. C’est un livre très « incarné », et les expériences positives sont partagées le plus simplement possible. Pour autant, nous souhaitons aussi que le livre puisse servir de support aux formations proposées au sein des établissements, dans le cadre de la formation continue ou au sein des Inspé (instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation) dans la formation initiale des professeurs et professeures. Ce sera le cas dans notre académie, où des formations en EMC, ou sur la question du fait religieux et des croyances des élèves, vont s’appuyer sur l’ouvrage.

L’ouvrage a aussi toute sa place dans une démarche de formation, au sein des Inspé ou dans le cadre de la formation continue. Il permet notamment de sortir des débats théoriques pour entrer dans le vif du sujet, dans ce qui se passe réellement en classe et dans les établissements.

Que veut dire, pour vous, « enseigner par le respect et la liberté d’expression » ? Le contraire, ce serait quoi ?

Évelyne Bechtold : On  se demande souvent comment il est possible d’enseigner le respect et la liberté d’expression. Le respect et la liberté d’expression ne peuvent pas s’enseigner sans se vivre ensemble. Et non pas de façon descendante et théorique, comme un catéchisme, mais par la pratique concrète et constante de ces valeurs au sein des établissements. Par exemple, on ne peut pas vouloir enseigner la liberté d’expression en demandant aux élèves de se taire et en leur interdisant de formuler leurs questions et leur doutes. C’est pour cela que plusieurs fiches montrent comment on peut faire émerger la parole des élèves, comment la prendre en compte, comment mener un débat qui soit ouvert sans être agressif.

De la même façon, le livre propose des pistes concrètes pour que le respect devienne une pratique quotidienne, en commençant par exemple par le respect dû aux parents dits « invisibles ».

Comment enseigner la liberté en imposant les contraintes de l’acte d’enseigner – venir en classe, s’assoir, écouter, travailler ? Comment enseigner la liberté d’expression, alors que certains propos sont intolérables ? Ne faut-il pas commencer par faire taire les élèves, jusqu’à ce qu’ils soient assez instruits et assez mûrs pour avoir le droit de s’exprimer ?

En 1793, en écho aux convulsions de la Révolution française, Emmanuel Kant se pose la question du risque de la liberté1 : « J’avoue ne pas pouvoir me faire très bien à cette expression dont usent aussi des hommes sensés : un certain peuple (en train d’élaborer sa liberté légale) n’est pas mûr pour la liberté : (…) les hommes ne sont pas encore mûrs pour la liberté de conscience. (…) Dans une hypothèse de ce genre, la liberté ne se produira jamais ; car on ne peut mûrir pour la liberté si l’on n’a pas été mis au préalable en liberté. Les premiers essais en seront sans doute grossiers (…) ; cependant jamais on ne mûrit pour la raison autrement que grâce à ses tentatives personnelles. »

Kant continue en notant qu’il est « plus commode évidemment de gouverner dans l’État, la famille et l’Église » quand on considère que les hommes sont trop immatures pour être mis en liberté. « Mais est-ce plus juste ? »

Pour enseigner la liberté d’expression, il faut donc d’abord la faire vivre. Comme le dit Kant, ce n’est ni facile, ni confortable, les premiers essais sont « grossiers ». Mais que ce soit pour la marche, la nage ou la liberté, seules les mises en situation effectives permettent d’apprendre vraiment. Il ne s’agit pas de laisser dire sans réagir. Mais il est possible de distinguer entre ce qui est effectivement inacceptable, quand il s’agit d’un propos qui traduit la pensée assumée d’un élève, et ce qui se dit en cours, là où l’élève est en confiance, là où il peut oser dire les mots qui se bousculent dans sa tête, parce qu’il est une caisse de résonance, de ce qui se dit chez lui, autour de lui, ou sur CNews.

Vous avez été soutenus par le Conseil départemental des Bouches-du-Rhône. Au-delà des aspects financiers, en quoi est-ce important pour vous ?

Rodrigue Coutouly : Nous avions, dans un premier temps, envisagé de concevoir l’ouvrage avec Canopé comme nous l’avions fait avec le livre sur l’esprit critique. Mais les contraintes qui nous étaient proposées ne nous convenaient pas, nous voulions être complétement libres dans l’élaboration des contenus qui ne pouvaient provenir que de la parole libre des praticiens formateurs qui rédigeaient avec nous l’ouvrage.

J’avais eu une première collaboration avec l’éditeur aixois Hors Pistes qui a conçu Le livre géant de la laïcité. J’ai proposé à son directeur, Jean-Michel Aupy, notre projet qu’il a accepté immédiatement.

Outre sa démarche graphique originale (Jean-Michel Aupy est aussi dessinateur et a illustré chaque page du livre), Hors Pistes conçoit des livres qui sont vendus à des partenaires associés institutionnels. Il a ainsi vendu plus de 110 000 exemplaires du Livre géant acheté par plus d’une soixantaine d’ institutions (mairies, collectivités territoriales, préfecture, rectorat). Nous voulions éviter une diffusion qui resterait confidentielle. Trop souvent, les enseignants et les éducateurs doivent acheter à leur frais les livres dont ils ont besoin. Nous trouvons normal que ce soient les rectorats et surtout les collectivités territoriales qui le procurent aux personnels de leur territoire.

En deux mois, le livre a déjà été acheté par deux mairies, le conseil départemental des Bouches-du Rhône, la Protection judiciaire de la jeunesse de la région Centre et le rectorat d’Aix-Marseille, pour près de 2500 exemplaires. À notre grande surprise, il n’intéresse pas uniquement le public de l’Éducation nationale, mais aussi toutes les personnes et les institutions qui s’occupent et qui s’intéressent à la jeunesse : des chefs d’entreprises, et tous les métiers d’éducateurs se sentent concernés.

Un vœu pour 2022 ? 

Rodrigue Coutouly : Deux vœux plutôt. D’abord, que l’ouvrage trouve son public et soit diffusé largement auprès des enseignants et des éducateurs. Ensuite, nous avons le projet d’un autre ouvrage, selon le même principe, autour de l’autorité de l’enseignant, un domaine où l’académie d’Aix-Marseille dispose aussi d’une compétence forte qu’il serait utile de diffuser.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk
Le livre peut être commandé en ligne sur le site de Hors pistes.

À lire également sur notre site :

Misère du débat public sur l’école, par Olivier Vincent

Réponse à « Misère du débat public sur l’école », par Jean-Pierre Obin

 


Sur notre librairie :

 

N° 550 – Former l’esprit critique

La formation à l’esprit critique, c’est bon pour tous les âges et toutes les disciplines : le dossier en propose de nombreux exemples concrets. Mais il ne s’agit pas d’amener à tout relativiser, plutôt de défendre un effort de rationalité et d’intelligibilité.

 

 

 

 

 

 

HSN 56,  Le débat en classe : modes d’emploi

Organiser des débats en classe, fort bien, mais comment ? Y a-t-il des écueils à éviter ? Et un débat, pour quoi faire ? Peut-on vraiment apprendre en débattant ? Un dossier pour envisager le débat dans tous ses états et dans toutes les disciplines, car les formes et les entrées sont multiples. Un dossier qui rappelle qu’on a besoin de l’autre pour apprendre, pour comprendre, pour inventer.


Notes
  1. Emmanuel KANT, La religion dans les limites de la simple raison (1793). Traduction Jacques Gibelin, éditions Vrin, 1972, quatrième partie, deuxième section, note page 243.