Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Le « je » du prof, une clé pour l’école

Elle adresse son ouvrage avant tout aux jeunes profs, en souvenir de ses deux premières années qui ont eu un goût de regret. « Pour que les jeunes collègues comprennent que c’est un métier humain où l’on peine à comprendre parfois ce que l’on est en train de faire. »

Ses débuts se font en éducation prioritaire dans le Val d’Oise en 2005, année d’émeutes en banlieue, ni le lieu idéal, ni l’année. Dans la salle des professeurs, elle ne parvient pas à trouver le fil d’une discussion où elle pourrait dire ses doutes, ses failles. « J’avais l’impression que j’étais la seule à avoir des difficultés. » Elle a même tenté d’appeler la cellule du rectorat, en pure perte, le téléphone sonnait dans le vide.

Elle ne se reconnaît pas dans celle qu’elle devient, une prof qui hurle faute de savoir comment envisager ses classes percluses de soucis. Elle pense démissionner, se ravise, ce métier d’enseignant elle souhaitait l’exercer, sans trop savoir réellement pourquoi. Elle prend une disponibilité, part six ans en Inde, et pratique là-bas d’autres formes d’enseignement, auprès des adultes, en cours particuliers. A son retour, elle entame sa course folle de remplaçante, affublée du titre de TZR, armée cette fois d’une belle expérience. La veille de la rentrée, elle ne sait pas où et auprès de quelles classes elle interviendra. Elle en prend son parti, se débarrasse de toute pression.

Se focaliser sur les élèves

Elle est passionnée d’histoire-géographie, sa discipline, et part avec une seule envie, entraîner ses élèves dans le plaisir d’apprendre, de découvrir. Elle comprend que son métier ne se résume pas à la maîtrise du contenu, il est aussi et surtout empreint de pédagogie comme elle l’avait appris lors d’un stage en Allemagne. Alors, lorsqu’elle reprend son métier de prof, elle le fait avec un détachement, une énergie différente qui se focalise sur les élèves et envisage les échecs apparents comme des accrocs inévitables d’une profession où l’on vise avant tout la perfection, le cours idéal.

Cette distance, elle l’emprunte dans son livre, malgré le « je » trompeur. En écrivant, elle se place au fond de la classe, en observatrice pour capter ces instants qui constituent le quotidien d’un enseignant : la scène de théâtre du cours où parfois la prestation se perd dans des digressions enflammées sur le sujet qui perdent à leur tour les élèves, la confrontation parfois à la limite de la peur, les copies qui s’amoncellent, les moments où le public adhère, attrape le fil d’un exemple pour dérouler la pelote de la connaissance, les haltes à la machine à café, les drames minuscules de la salle des professeurs, les sandwiches avalés en marchant en courant presque d’un établissement à l’autre, les repas où le conjoint dîne avec Matteo, avec Inès, les élèves invités par les récits de la journée.

Maudites copies

Son parti pris est de raconter sans filtre, si ce n’est celui de l’humour, et de ne porter grief à personne, dans l’idée que « tout le monde pense faire bien, du mieux qu’il peut, les profs donnent parfois eux-même une mauvaise image de leur métier mais ils l’aiment ». Elle se refuse de dire du mal de ses élèves, regrettant ce rituel des « perles » où se partagent, se diffusent les maladresses, les incompréhensions dans des esprits, des savoirs qui sont en construction. Elle raconte ces salles des profs où elle passe sans que personne ne lui adresse la parole, ces injonctions à participer aux réunions alors qu’elle jongle entre plusieurs établissements. Elle dit aussi ces attentions, ces mains tendues. Elle ne blâme pas, remarque les yeux cernés dans le RER devant les copies à corriger, ces maudites copies, souligne le manque de reconnaissance, les chiffres minuscules en bas de la fiche de paye et les idées reçues sur les congés à rallonge, des congés souvent occupés à préparer l’année suivante.

Enfer et damnation

Enfer et damnation

On la suit dans ses pérégrinations quotidiennes, ses difficultés, ses questionnements, son goût de la futilité, du vernis à ongles pour encore une fois prendre un peu de recul. Son travail de remplaçante en région parisienne accentue le portrait d’une profession en souffrance, le temps passé dans les transports, les passages dans les collèges, les lycées et ces moments surpris quand les nerfs lâchent.

Jusqu'au bout des ongles

Jusqu’au bout des ongles

Elle se souvient de cette enseignante se lâchant sur les élèves, les affublant des pires épithètes : « Et si derrière la porte, cet élève t’entendait ? » La souffrance, la solitude dans une institution où la machine est plus forte que l’humain. « Dans l’enseignement prioritaire, il y a un fort turn over. J’ai vu des collègues s’effondrer. » Elle constate ce malentendu sur le métier, ce désir de produire le cours magistral, idéal : « La question du savoir est identitaire, on recherche l’excellence du point de vue de la discipline que l’on enseigne. »

Improvisation et pédagogie

Dans ses conseils à ses jeunes collègues, elle placerait en tête la capacité d’improviser. « Mon cours est bon quand je ne l’ai pas préparé dans le détail. » Pour elle, le contenu disciplinaire est surévalué au détriment de la pédagogie. Elle insisterait aussi sur l’importance d’être soi-même, « d’aller avec envie ». Elle puise à posteriori toutes les richesses de son stage de trois mois suivi en début de carrière en Allemagne : les échanges de pratiques autour de la pédagogie, les temps passés par les enseignants en travail administratif, le décloisonnement entre les disciplines et entre les domaines qui composent la communauté éducative.

Aujourd’hui, enseignante d’histoire-géographie en poste fixe, elle mesure sa chance de travailler dans un établissement où la solidarité est de mise, où les projets sont encouragés. Elle mène des échanges interdisciplinaires sur la révolution industrielle avec le professeur de sciences physiques, interroge l’enseignante d’espagnol pour comprendre comment elle parvient à introduire le chant dans ses cours, participe à des co-animations de cours. Elle perçoit dans le collectif, le moyen de sortir de cet isolement, qui mine le quotidien professionnel, et d’ouvrir ses perspectives pédagogiques dans un mouvement perpétuel de recherche de progression dont elle a besoin.

Le bonheur des élèves

Voyageuse, elle vit son métier comme un périple de découverte en découverte, d’ouvertures. Le bonheur de ses élèves est le sien lorsqu’ils réalisent que le savoir est un moyen de sortir de la fatalité de leur quartier. Elle sait que son cours est réussi lorsque son goût pour l’histoire est partagé, lorsque l’exemple, le plus farfelu qui soit, a provoqué la curiosité, la compréhension du fait historique, de la chronologie.

Optimiste, elle décèle les moyens à la portée pour qu’enseigner ne soit plus sujet à douleurs. En premier lieu bien sûr, il y a la reconnaissance, le fait de dire que ce qui est fait, l’expérience menée, mérite d’être partagé, de s’intéresser au « comment tu as fait pour ». Ensuite, viennent l’ouverture, le partage avec les autres métiers de l’éducation, la vie scolaire, l’infirmière, l’assistant sociale, les personnels administratifs, la direction. L’enseignant cherche souvent de son côté, isolé, des solutions face à des problèmes qui le dépassent sans se douter que d’autres tout à côté de lui peuvent lui apporter des clés.

Réflexion plutôt qu’obsession

Elle aimerait que les échanges de pratiques, l’analyse réflexive, se développe pour s’attarder sur la pédagogie et laisser un peu de côté l’obsession des contenus, du programme. Et puis il faudrait sans doute repenser les lieux même, faire des salles des professeurs des endroits où la lumière, la couleur des murs, la disposition favorisent le dialogue, la convivialité, le soin apporté des uns envers les autres, la cohésion.

Avant la tempête

Avant la tempête

Elle constate la richesse chez ses collègues et le manque de confiance qu’ils ont en eux. Elle leur dit dans la salle des professeurs : « On est capables de tout. On gère 180 élèves par jour en pleine crise d’adolescence. On jongle entre eux, les parents, les copies, notre famille. » Elle conserve, toujours, son droit de faire l’école buissonnière, comme lorsqu’elle empruntait, élève, ses chemins à elle pour apprendre, de refuser les coutumes qui ne lui conviennent pas, de ne venir en réunion que lorsqu’elle sait que le dialogue, la construction seront de mise, quitte à perdre des heures de salaire.

Liberté chérie

Cette liberté lui est chère et indispensable. Elle aime son métier sans consentir à s’y noyer et recherche l’oxygène dans l’écriture. Sur son blog Chouyo’s world, elle partage ses anecdotes, ses réflexions, toutes choses qui l’amènent à se poser, à prendre du recul.

A la suite de l’attentat contre Charlie Hebdo, du temps de recueillement organisé dans les établissement scolaires, elle publie un billet sous le coup de la colère contre les raccourcis, les interprétations des refus du recueillement de la part d’élèves. Elle souligne encore une fois que ce sont encore des adolescents, des adultes en devenir, qu’il faut les entendre plutôt que les stigmatiser, que de les mettre à l’écart et battre en brèche par le savoir des interprétations hasardeuses du drame inspirées par un sentiment de mise à l’écart. Son billet attire l’attention, circule sur les réseaux sociaux et arrive sous les yeux d’une éditrice des éditions Stock. Ainsi commence l’histoire de Prof jusqu’au bout des ongles, un livre dont l’acrimonie est exclue, sans éluder les causes et les expressions d’un malaise d’une profession essentielle pour notre société.

« Ne faites pas un livre qui soit angélique ni qui crache sur le métier » : les consignes de l’éditrice correspondent à ce que Julie Van Rechem entreprend déjà dans son blog : raconter sans fard le quotidien d’un métier qui la passionne et, à travers son récit, ouvrir la porte de la salle de classe, de la salle des professeurs. Elle espère que Prof jusqu’au bout des ongles sera lu, sera partagé, par les étudiants des Espé, ses futurs collègues, pour qu’ils regardent ce métier dans son versant densément humain, s’autorisent à ne pas le choisir ou à l’adopter. « Pourquoi tant de profs se crispent autour du métier, et qu’est-ce que l’on peut faire pour apaiser, faciliter cette vie professionnelle ? » interroge-t-elle ?

En la lisant, on repère des réponses aux deux questions. On comprend aussi pourquoi ce métier est beau, dans ces instants de grâce, ces moments de « consécration » où la classe toute entière relie les savoirs, les points tracés sur la frise chronologique en leur donnant vie; où, lors d’une sortie au Musée Guimet, les regards s’éclairent, les esprits s’approprient un lieu qui leur semblait interdit. Sans doute ce livre devrait être ouvert par tous ceux que l’école concerne, ceux qui la dirigent, ceux qui l’animent mais aussi par tous ceux qui ont sur elle un avis. Alors, peut-être, les discours changeront sur les profs et les pratiques aussi d’une institution qui peut broyer les vocations à force d’oublier l’humain. L’emprunt du « je » rappelle cette dimension : « je » c’est juste une façon personnelle de prendre à bras le corps un défi humain partagé par une profession toute entière.

Monique Royer

Prof jusqu’au bout des ongles, de Julie Van Rechem aux Editions Stock.
Le blog de Julie Van Rechem.
Son compte Twitter.