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L’interview : un outil propice aux progrès

Alors que je questionnais mes nouveaux élèves de CM1 sur leurs représentations relatives à la langue et plus particulièrement à la langue soutenue, une remarque de l’un d’entre eux a particulièrement attiré mon attention : « si vous voulez que l’on parle la langue soutenue, il faut nous faire passer à la télé ». Cette remarque m’a donné l’idée d’offrir à ma classe l’opportunité d’interviewer une linguiste[[Nous remercions la linguiste Marie-Noëlle Roubaud, Maitre de Conférence HDR à l’Université d’Aix-Marseille d’avoir accepté de répondre aux questions des élèves de CM1.]] de la région avec laquelle je travaillais.

Lorsque j’ai proposé ce projet aux élèves, ceux-ci ont été totalement séduits, leur seule crainte était de la voir décliner l’invitation. Étant professeur des écoles et parallèlement affiliée au laboratoire ADEF d’Aix-Marseille Université en linguistique française et sciences de l’éducation, j’abordais donc cette expérience avec différents regards. J’espérais tout d’abord transmettre à mes élèves le gout de la langue française et ensuite leur montrer que certaines situations comme l’interview, inspirée du modèle des médias, leur permettraient de mobiliser les structures syntaxiques et lexicales complexes de la langue, structures qui seraient ensuite transposables à l’écrit.

Nous avons donc écouté en classe plusieurs interviews qui ont été suivies de débats. L’intérêt éveillé, les élèves ont commencé à s’impliquer dans le projet. Par petits groupes, ils ont ensuite réfléchi aux questions qu’ils pourraient poser et ont appris ainsi à échanger entre pairs. L’étayage que je pouvais leur fournir était de répondre à leurs questions sur la langue, de leur faire découvrir les ouvrages écrits par la linguiste, d’analyser avec eux certains énoncés entendus à la radio et de leur proposer de dresser une liste des structures élaborées et des mots caractéristiques du domaine de la langue qu’ils pourraient réutiliser dans leur interview. Les élèves étaient très attirés par les mots recherchés, comme «corpus » ou encore «morphème ».

Lors de l’étape suivante, l’interview, les enfants ont ainsi pu jouer le rôle de journalistes questionnant l’invitée sur le métier de linguiste, les difficultés liées à la grammaire, la place du langage oral et écrit à l’école, le vocabulaire. Ils ont souhaité notamment connaitre d’où lui venait son intérêt pour la langue et ont été surpris d’apprendre que c’est à leur âge que tout s’est joué : « quand j’étais enfant […] je me suis pris de passion pour les mots, j’aimais les mots et je pense que c’est ce qui m’a conduit à être linguiste ». Les élèves ont également été touchés d’apprendre que son domaine de prédilection était l’étude de la langue des élèves, ce qui a contribué à transformer leur regard sur la langue française.

Les élèves investissent la langue

Cette analyse d’énoncés d’enfants en situation de questionner a permis d’observer les marques de langage élaboré dont les traditionnelles formules de politesse :
E3 : « bonjour Marie-Noëlle Roubaud + nous sommes heureux de vous avoir parmi nous + merci d’avoir répondu à notre invitation »

Nous trouvons également la restitution du « ne » de négation, l’utilisation fréquente de sujets postposés et l’emploi de temps particuliers qui sont des indices caractéristiques d’une langue recherchée :
E4 : « si vous n’aviez pas été linguiste quel métier auriez-vous aimé faire »

De plus, l’interview oriente les élèves vers des énoncés riches en subordonnées :
E5 : « vous avez été l’étudiante de Claire-Blanche Benveniste qui est une très grande linguiste + pouvez-vous nous parler d’elle et de ce qu’elle vous a appris »
E6 : « j’ai aimé que quand je lui posais des questions elle nous faisait tout un roman à propos des réponses et elle faisait une longue phrase qui continuait beaucoup »

L’agencement de ces subordonnées laisse même parfois apparaître un effet de parallélisme :
E2 : « j’ai appris avec la linguiste que quand dans une phrase il y avait deux verbes c’était une phrase complexe et quand il y en avait qu’un c’était une phrase simple »
A cela s’ajoute la présence peu habituelle de subordonnées relatives introduites par « dont » ou conjonctives introduites par « lorsque », permettant d’affiner le questionnement :
E7 : « que pensez-vous de la manière dont les jeunes parlent le français »
E8 : « lorsque vous étiez élève à l’école élémentaire + quelle était votre matière préférée »

Pour mettre en valeur une expression, les enfants vont aussi faire appel à des dispositifs en utilisant notamment la construction « ce que… c’est » :
E9 : « ce que j’ai aimé c’est de la rencontrer + j’ai ressenti de la joie »
L’apparition de nominalisations est aussi un indice d’une recherche de langue élaborée lorsque l’élève emploie la formule :
E11 : « aimez-vous faire des présentations en public » plutôt que « aimez-vous présenter vos travaux en public ».
Cette situation favorise également la mobilisation d’un lexique technique riche :
E3 : « nous vous avons entendue à votre interview à la radio et vous parliez de corpus + pouvez-vous nous expliquer ce que c’est »
E11 : « vous pouvez nous expliquer ce que c’est un colloque »

La fierté de la compétence éprouvée

Il apparait donc clairement que ces situations d’interview plaçant les élèves en posture de journalistes, tout en étant riches de sens, leur permettent de faire émerger des compétences syntaxiques et lexicales latentes dont ils prennent conscience :
E13 : « j’ai beaucoup appris sur la langue française et sur la langue soutenue c’était très bien j’ai adoré »
E7 : « j’ai appris des choses sur le vocabulaire […] je connais toutes les réponses des questions que je lui ai posées »

Si ce type d’expérience permet de développer des compétences syntaxiques et lexicales, elle ouvre aussi la voie à l’acquisition de compétences transversales comme l’estime de soi :
E12 : « j’ai ressenti du trac […] mais à la fin ça s’est calmé le trac parce que j’ai pris confiance en moi »
E14 : « j’ai ressenti que j’avais un peu le trac et le stress […] j’arrivais pas à me contrôler dans ma phrase et aussi à me fixer ma phrase bien correctement mais j’ai réussi »
E15 : « ça m’a apporté l’honneur parce que c’était une grande linguiste »
Les élèves étaient heureux d’avoir pu réaliser cette expérience et l’ont vécue comme un grand privilège dont ils se souviendront longtemps :
E12 : « c’est très rare d’interviewer une linguiste »
E1 : « on peut le faire qu’une fois dans une vie »

A toute la richesse de l’expérience orale s’ajoute l’apport de la vidéo qui permet un regard différé sur sa prestation :
E3 : « c’est quand même bien parce que j’ai vu comment j’étais en train de lui parler à la linguiste »
E11 : « ça fait un choc parce que je m’imaginais pas comme ça »

Cet évènement, vécu par toute la classe et transposable dans d’autres classes, a participé à la création d’une culture commune, en offrant à tous la possibilité d’accéder à un savoir linguistique. Suite à cette rencontre, les élèves se sont mis à faire des recherches sur les mots, ont pris conscience de l’importance du choix du lexique en fonction de l’interlocuteur et se sont ainsi découvert une nouvelle passion pour la langue. L’enjeu de l’interview a donc permis un travail sur certaines compétences du programme tout en favorisant l’adhésion des élèves. Les parents m’ont également exprimé la motivation de leurs enfants pour le français suite à cette interview et leur étonnement de les voir commencer à écrire des livres…

Carine Bert
Aix Marseille Université, ADEF EA 4671, professeur des écoles, Bouches-du-Rhône


Carine Bert et Marie-Noëlle Roubaud, « Parler devant une caméra », Les Cahiers Pédagogiques n° 512, p. 34-35, 2014.