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L’épistémologie au service de l’esprit critique

Le projet du Clept (Collège-lycée élitaire pour tous) a émergé d’une mobilisation et d’un travail portés dès 1996 par l’association la Bouture autour de la question du décrochage scolaire. C’est, notamment, en réalisant une étude sur les processus de décrochage scolaire que cette association a pu montrer que les décrocheurs/décrochés ont pour beaucoup le désir d’une école « élitaire » ouvrant tous les possibles, les sortant de l’assignation à une place dans laquelle ils ne se reconnaissent pas : celle de ceux qui ne seraient « pas faits » pour bénéficier d’un enseignement général émancipateur.

Le Clept revendique d’être une « recherche-action » au sein de laquelle la réflexivité de ses enseignants est en permanence alimentée par la réflexivité de ses élèves sans cesse sollicitée. C’est ainsi que nous vérifions constamment qu’ils peuvent être de véritables interlocuteurs ce qui leur permet d’être de puissants analyseurs des insuffisances de l’offre scolaire ; celle dont ils ont décroché mais également celle du Clept. Et c’est, notamment, à partir de leurs paroles que nous modelons, avec des ajustements réguliers, l’offre scolaire que nous leur proposons.

Convergence de trois sujets de réflexion

Une de nos préoccupations constantes est la recherche de nouvelles réponses à une question centrale souvent formulée ainsi : ils ne veulent plus être élèves, comment les rendre étudiants ? C’est dans ce cadre général qu’a émergé l’idée d’introduire, en cycle 1, de l’épistémologie. Comme, de surcroit, elle est aussi apparue comme un moyen d’enrichir la dimension « élitaire » – c’est-à-dire la volonté de proposer à tous ce qui n’est généralement proposé qu’à une élite – elle a facilement remporté l’adhésion d’un groupe de collègues.

Par ailleurs, la montée en puissance des rumeurs ou des fake news dans le débat public, l’impact grandissant chez nos élèves des thèses complotistes nous ont convaincus de la nécessité de chercher de nouvelles voies pour armer intellectuellement nos élèves. Nos discussions ont débouché sur l’intérêt de questionner les connaissances que nous enseignons en éclairant leurs origines, leurs élaborations et leurs évolutions.

Enfin, la mise en œuvre de l’épistémologie fut aussi envisagée comme un moyen d’accélérer le déplacement de certains enseignants vers davantage de pratiques transdisciplinaires. En effet, bien que les visées et le fonctionnement du Clept obligent ses enseignants à porter un regard critique sur leur professionnalité, la « résistance » disciplinaire et le cloisonnement ne sont jamais très loin.

La question du décloisonnement disciplinaire

Dès l’origine du Clept, la question de certains effets pervers des cloisonnements entre disciplines fut au cœur de nos réflexions, et les travaux d’Edgar Morin autour de la transdisciplinarité nous ont accompagnés. Très vite les quatre sciences expérimentales (physique, chimie, biologie, géologie) ont fusionné en une « science de la matière ». Puis, régulièrement, des tentatives diverses ont vu le jour : la question du récit en lettres et histoire, des lectures croisées en sociologie et littérature, etc.

Puis, il y a trois ans, dans un souci de décloisonnent disciplinaire renforcé et une volonté de travailler avec des groupes de jeunes les plus mixtes possible en terme d’acquis et de postures scolaires, nous avons proposé en cycle 1, à raison de deux plages de trois heures hebdomadaires, un travail en deux pôles : un pôle « sciences de l’Univers » et un autre « sciences humaines », dont l’objectif était de permettre aux élèves de s’approprier des connaissances complexes et d’obliger les enseignants à clarifier les noyaux durs de leurs disciplines.

Le bilan de ce travail nous a conduits à prendre la mesure de l’importance d’un dénominateur commun essentiel dans nos démarches malgré nos spécificités disciplinaires: la question de l’être humain et de l’environnement dans lequel il évolue. Une fois encore, c’est un texte d’Edgar Morin publié dans Le Monde du 25 octobre 2013 – « Il faut enseigner ce qu’est être humain », accès réservé aux abonnés – qui, dans la foulée des attentats, nous a aidés à réfléchir et à mettre en forme une proposition d’épistémologie.

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Travail en groupe des enseignants

La mise en œuvre de l’épistémologie

Notre pari : qu’ils comprennent davantage d’où viennent les connaissances qu’ils apprennent, notamment à l’école, afin de mieux comprendre le monde qui les entoure. Il s’agit d’inviter les jeunes à se questionner sur ce qu’est une connaissance, sur ce qui la légitime et sur ce qui peut présider au choix des connaissances retenues dans les programmes scolaires. Les six enseignants (Histoire, Géographie, Sciences expérimentales, Économie, Sociologie) concernés ont travaillé ensemble et ont choisi de bâtir leur proposition autour de trois éléments essentiels de la construction des connaissances : les sources, les démarches, les modèles.

A raison d’une séance hebdomadaire de 2h30, l’épistémologie s’adresse à tous les élèves du 1er cycle, répartis dans des groupes délibérément mixtes, mélangeant celles et ceux qui n’ont pas fini le cursus du collège à d’autres ayant parfois déjà fréquenté les classes du dernier cycle du lycée, l’hétérogénéité favorisant la coopération. Les propositions de travail visent à placer les élèves dans une posture de questionnement et de recherche. Des travaux de groupes sont souvent proposés, avec, notamment, le souci de développer l’autonomie de nos élèves.

Dans ce « lieu » nouveau, les élèves sont libérés du poids des prérequis. Ceci nous permet de leur donner une nouvelle preuve tangible de notre conviction que chacun d’entre eux est capable d’entrer dans une proposition intellectuelle exigeante, quelque soit son « niveau scolaire ». Pour celles et ceux qui sont le plus éloignés des normes scolaires, cela facilite leur prise de parole, l’expression de leurs questions, de leurs points de vue, sans craindre de perdre la face ; ils réalisent qu’ils sont capables de penser.

Petit bilan provisoire

L’épistémologie est source d’émulation dans l’équipe : elle questionne nos pratiques ; elle incite à travailler à plusieurs ; elle décloisonne les disciplines tout en contribuant à en clarifier les spécificités.

Cette première étape nous a montré que « questionner les connaissances » nous permet d’instaurer de véritables échanges avec nos élèves et, de ce fait, facilite la déconstruction de certaines évidences. Par ailleurs, notre démarche rentre en résonance avec l’actualité à propos du complotisme. L’épistémologie fait le pari d’introduire la complexité des questions sur le monde, par opposition aux déferlements des réponses dogmatiques. Et c’est en cela que cet enseignement, en leur permettant d’acquérir une posture critique, peut prétendre contribuer à faire d’eux des citoyens éclairés du XXIe siècle.

Il nous reste encore à trouver des outils d’évaluation de ce que nous proposons. Il faut du temps pour prendre la mesure de ce que nous réussissons ou pas avec nos élèves.

Nous avons demandé aux élèves au bout de trois mois d’écrire ce qu’ils avaient compris de cette proposition. Voici quelques-unes de leurs réponses :
« Il s’agit d’apprendre comment les connaissances sont construites et se demander si une source est fiable ?
L’épistémologie permet de construire son opinion, ses pensées d’adulte, sur des sources fiables, et remettre en question les informations qu’on nous propose pour y adhérer ou non. »

« Il s’agit d’étudier l’origine de la construction des connaissances : comme la découverte de l’Amérique ou pourquoi il faut se laver les mains ? À partir de différentes sources : de revues, de documentaires, d’émissions de radio. 
Il s’agit de comprendre comment se construisent les connaissances ? Quels sont les points de vue de chercheurs de différentes disciplines ? Quelle est la fiabilité d’une source d’information ? »

« Il s’agit de réfléchir à partir d’études de cas (la découverte de l’Amérique, la civilisation gauloise …), on compare les différentes sources qu’on a à disposition (provenant de différents époques, de différents lieux) et on étudie les différences de sens, de points de vue, des avis des documents, pour en tirer des conclusions (fiabilité des sources, difficulté de savoir ce qui s’est réellement passé tellement les témoignages divergent, différences de perception d’un phénomène par différentes cultures…).
– Il s’agit de nous faire réfléchir sur les raisons pour lesquelles on doit/devrait apprendre, accumuler des connaissances (ce qui répond à la question « pourquoi va-t-on à l’école » que tout le monde, les décrocheurs en particulier, se pose)
Il s’agit aussi de nous faire découvrir des civilisations, inventions, faits historiques par le biais des études de cas ou des exemples. »

Marie-Cécile Bloch
cofondatrice du Clept

Anthony Lecapre
enseignant d’Histoire-géographie

Marie-Pierre Dupillier
enseignante en SVT

 

Le CLEPT, un établissement pour décrocheurs

 

Établissement public grenoblois, le CLEPT accueille depuis 18 ans une centaine de jeunes, souhaitant reprendre un itinéraire scolaire après avoir rompu avec l’École. Qu’ils aient décroché d’une 4e ou d’un CAP, d’une seconde professionnelle ou d’une 1re S, d’une 3e SEGPA ou d’une Terminale L, etc., ils ont entre 15 et 24 ans quand ils postulent, avec un temps d’errance compris entre six mois et six ans.

L’équipe éducative n’est composée que d’enseignants, volontaires, dont la professionnalité est profondément redéfinie puisqu’il leur faut assurer collectivement l’ensemble des charges nécessaires au fonctionnement de tout établissement (cours, tutorat, vie scolaire, administration, secrétariat) mais aussi de nombreuses autres fonctions déclinées dans le cahier des charges de cet établissement alternatif comme animer un groupe de base, prendre en charge la boutique d’écriture, accompagner des élèves dans un des ateliers et culturels et éducatifs, etc.

La scolarité est découpée en deux cycles successifs. Elle démarre, pour tous, par un 1er cycle de raccrochage et consolidation d’une durée variant, selon les jeunes, de quelques mois à un peu plus de deux ans. Puis, celles et ceux qui le souhaitent se retrouvent en cycle 2 pour approfondir les apprentissages proposés et consolider leur posture d’étudiant. Ce second cycle, de deux ou trois ans, se clôt par le passage d’un baccalauréat d’enseignement général.

 


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