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Intelligence artificielle ou intelligence coopérative à l’école : faut-il choisir ?

Pour quelles raisons les élèves choisissent-ils plutôt de se faire aider par une IA que par un ou une camarade pour leur travail, en classe ou à la maison ? Et qu’est-ce que l’entraide leur apporterait de plus ? Réflexions d’un enseignant en classe coopérative sur les mérites respectifs de ces deux formes d’intelligence, qui penchent plutôt du côté de la coopération, de ce qu’il appelle l’intelligence coopérative.

Mardi 17 novembre, Mohamed se lève pour écrire son prénom sur le tableau que Raja vient de tracer. Parmi les trois colonnes disponibles – « je peux aider », « j’ai besoin d’aide », « je travaille seul(e) » ‒, Mohamed n’hésite pas, il s’inscrit dans la troisième. De retour à sa place, il ouvre son ordinateur fourni par la région, sort une feuille et s’active.

Cette heure, et ce tableau d’aide, ont été pensés par notre équipe pour permettre aux élèves de s’entraider sur leur travail scolaire. Pour nous, la coopération n’est pas uniquement une finalité en soi, c’est avant tout un moyen d’apprendre. Puisqu’il ne s’agit pas de l’imposer, nous laissons la possibilité aux élèves de travailler seuls s’ils le souhaitent. Pour autant, un constat nous interroge. Cette année, la troisième colonne concentre davantage de prénoms. Pourquoi ?

Lorsque mon regard tombe sur l’écran de Mohamed, je découvre l’interface désormais familière d’une intelligence artificielle.

« Pourquoi tu utilises ça ici ?

– Monsieur, je travaille ! Je lui demande de réexpliquer le cours de maths sur les fonctions et de me créer des exercices d’entrainement. »

– « Et pourquoi tu ne demandes pas à Danny qui s’est inscrit dans la colonne « je peux aider » ?

– Ah, j’avais pas vu ! »

L’IA est là

L’intelligence artificielle est entrée à l’école, c’est un fait. Parfois, par le biais des activités préparées par des enseignants. Plus souvent, par l’utilisation spontanée des élèves. Jenna, par exemple, la consulte régulièrement dans le couloir pour lui poser des questions lui permettant de réviser juste avant l’évaluation ; Mathilda lui fait relire un texte qu’elle a écrit chez elle pour vérifier s’il est compréhensible ; Sami lui donne à faire son devoir maison, « pour comparer avec celui que je fais seul et m’autocorriger », précise-t-il en souriant.

L’IA est perçue comme utile par les élèves. Pourtant, pour une grande partie de ces utilisations, ils auraient tout autant pu se tourner vers leurs camarades de classe. Ainsi, peut-être auraient-ils pu faire d’une pierre deux coups : réussir les tâches scolaires et apprendre des habiletés de l’intelligence coopérative. Pourquoi donc Mohammed n’a-t-il pas préféré aller voir Danny pour réviser les maths ? Pourquoi ne l’a-t-il même pas envisagé ? Dit autrement, le recours à l’intelligence artificielle remplace-t-il progressivement l’utilisation de l’intelligence coopérative, dont la communication entre humains ? Comment concilier les deux à l’école ? Le faut-il ?

Entre fascination aveugle et inquiétude stérile

Fleur artificielle, viande artificielle, neige artificielle, autant de substituts au réel qui inspirent la répulsion. Pour ce qui est de l’intelligence, le ressenti émotionnel n’est pas aussi net. Qu’on soit dans l’attrait irrésistible ou la crainte systématique, il suffit d’un simple essai de question soumise à l’IA pour éprouver une certaine fascination : « C’est bluffant ! » Parfois, cette sidération s’estompe pour celles et ceux qui s’attachent à vérifier les informations fournies.

Dans le champ éducatif, l’IA inquiète parfois pour diverses raisons : risque d’aliénation, perte de créativité, rapport de consommation qui n’incite pas à l’effort d’investigation, devenir du métier, focalisation sur la transmission, etc. Comme souvent, l’inquiétude cède assez vite la place à l’interdiction ou la résignation. C’est par exemple le cas avec les devoirs maison, certains collègues traquent les traces d’éventuels recours à l’IA pour sanctionner, là où d’autres font plus simple : ils n’en donnent plus.

Nous voilà donc sur une ligne de crête entre la fascination aveugle et l’inquiétude stérile. Comment faire pour ne pas basculer d’un côté ou de l’autre, et rester sur le sentier de l’éducation ? Concernant les devoirs à la maison, cette nouvelle tension invite finalement à clarifier ce qu’on attend des élèves dans ce type de travail.

Bien souvent, on utilise travail personnel et travail à la maison comme des synonymes, en imaginant un élève chez lui, assis seul à une table, en train de le réaliser. Pourtant, le travail à la maison est rarement individuel. Face aux difficultés, les élèves échangent activement en déversant des vocaux ou des messages sur différents réseaux sociaux.

Ainsi considéré, ce travail serait donc une occasion de mobiliser l’intelligence coopérative, entre pairs. Pour autant, quand je demande à Mathilda pourquoi elle utilise l’IA pour faire son travail à la maison au lieu de demander à une camarade, la réponse met du temps à venir. Elle ne s’est peut-être jamais posé la question, une hypothèse raisonnable tant le recours à cette option est devenu automatique. Et puis finalement, elle tranche : « Je ne sais pas trop en fait. Mais c’est clair que c’est plus rapide, pas besoin d’attendre la réponse. »

De la réponse immédiate au temps de la réflexion

L’intérêt de l’IA pour les élèves serait donc la rapidité. La réponse est délivrée instantanément et évite de perdre du temps. C’est vrai que c’est rapide, comment rivaliser ? D’ailleurs, l’école peut-elle, et doit-elle seulement rivaliser ? Cette rivalité s’estompe à partir du moment où le travail à l’école ne consiste pas uniquement à trouver les bonnes réponses mais plutôt à formuler des questions.

D’ailleurs, il arrive bien souvent qu’en classe nous répondions à des questions que les élèves ne se posent pas. Si on se consacre davantage à faire émerger des questions, et donc à faire réfléchir plutôt qu’à uniquement délivrer des réponses, l’intelligence coopérative devient très vite irremplaçable. Rien n’est plus déstabilisant et questionnant que de frictionner ses certitudes à celles des autres.

Dans le cadre de cette éducation à l’incertitude, Sophie Rousseau-Grousson et Gurvan Crombez partagent une approche du métier dans leur article sur le site du Café pédagogique : « L’enseignant encourage les élèves à ne pas être d’accord au sein d’un groupe en les autorisant, au final, à choisir plusieurs options, possibilités ou réponses à la situation-problème qui leur est posée. » L’objectif des élèves n’est donc pas exclusivement de donner la bonne réponse, ce que peut faire l’IA, mais au contraire d’exprimer un avis authentique pour cultiver l’incertitude. En classe, je pratique une certaine organisation du travail en groupe qui contribue à la fois à utiliser et à développer cette intelligence coopérative de la confrontation de point de vue.

Apprendre à décélérer pour penser plutôt qu’à automatiser : voilà un objectif d’apprentissage qui, une fois clarifié, peut sans doute rendre utile l’IA. On peut, par exemple, demander aux élèves d’investiguer sur une réponse générée par l’IA pour qu’ils cherchent les éléments fiables, les erreurs ou les approximations en comparant avec des recherches plus poussées. Il est aussi possible de discuter de l’utilisation sociétale de l’IA avec les élèves pour qu’ils soient conscients des enjeux de cette utilisation automatisée et des données utilisées.

Ces deux activités demandent de prendre du temps mais permettent aussi de passer de la fascination à la mise à distance critique, de l’utilisation naïve à un choix éclairé. Avec l’équipe des classes coopératives du lycée Jacques-Feyder, nous allons les expérimenter sur les créneaux d’EMC de nos deux classes de 2de.

Rassurer sans enfermer

Bien sûr, on pourrait avancer que le gain de temps n’est pas l’unique intérêt des élèves. L’IA peut aussi rassurer celles et ceux qui ont peur de se tromper. Sur ce point, une discussion avec les élèves démontre assez rapidement qu’ils ne sont pas dupes. La plupart ont bien conscience que les réponses ne sont pas toujours très fiables, mais pour certains, ce sera toujours mieux que leurs réponses personnelles.

Face à cette représentation dévalorisée de soi-même, frein de bien des progrès, l’IA reste impuissante. Là encore, l’intelligence coopérative conserve toute son importance. Par exemple, dans le tableau d’aide tracé par Raja, il arrive que des élèves passent de la colonne « j’ai besoin d’aide » à celle intitulée « je peux aider ». Ce sentiment de réussite personnelle est permis par la relation préalable entre deux élèves qui se sont aidés. Si elle contribue à valoriser l’élève qui aide, elle peut aussi rassurer celui qui se fait aider et lui insuffler un sentiment de progrès. Tout cela est permis, à la condition que les élèves soient formés à cette relation d’aide, car elle est tout sauf innée et spontanée.

Je nuance un peu ce défaut de l’IA depuis que Sylvain Connac m’a évoqué l’effet Tinder. Si le nom improvisé fait sourire, il a le mérite d’être assez parlant. Inspiré par un étudiant qui privilégie cette application de rencontre à une discussion réelle car cela réduit le risque de se « prendre un vent », cet effet éclaire finalement un des biais d’une relation d’aide en classe. Par exemple, un élève préfèrerait sans doute se tourner vers l’IA en cas de blocage dans son travail car cela lui éviterait d’exposer ses lacunes aux autres, et de ressentir un sentiment de honte.

L’IA permettrait donc de lever les blocages des élèves sans qu’ils ne soient obligés de s’exposer aux autres. Mais précisément, peut-être pourrions-nous voir ici un enjeu pédagogique de lutte contre cet isolement. Ainsi, il deviendrait essentiel de travailler à la construction d’un espace « hors menace » en classe. Un espace où chacun se sentirait progressivement autorisé à exprimer ses difficultés. Cela passerait par des règles coconstruites mais aussi par l’organisation d’interactions régulières qui pourraient progressivement déconstruire le jugement, ou l’appréhension du jugement des autres.

Plus simplement, je me rappelle d’une observation d’entraide au microlycée d’Amiens lors d’une intervention de notre équipe Feydercoop sur le lien entre pratique coopératives et accrochage scolaire. Un élève s’assoit à côté de Paul pour l’aider en anglais. Cet élève me confiera ensuite en entretien : « Là vous voyez je suis allé le voir, mais je me suis aperçu qu’il savait très bien faire. C’est souvent comme ça avec Paul, j’y vais plus pour pas qu’il lâche. Je suis un peu comme un boost de confiance. » Un boost de confiance, voilà ce que Danny aurait pu être pour Mohammed en plus de l’aide pour son travail en mathématique.

Préparer demain, ou l’inventer

L’intelligence coopérative semble donc utile et irremplaçable en classe. Encore faut-il l’utiliser concrètement, notamment par la mise en œuvre de pratiques coopératives. Faut-il pour autant en conclure que l’IA n’a pas sa place à école ? Sans doute que non.

D’ailleurs certains ont vite fait d’avancer l’argument utilitariste : « L’IA va être partout demain alors il faut s’y préparer à l’école. » La lecture de La crise de la culture de Hannah Arendt aide à nuancer cette approche : « Chaque génération nouvelle doit redécouvrir laborieusement l’activité de penser. Il ne s’agit pas de renouer le fil rompu de la tradition, ni d’inventer quelque succédané ultramoderne, mais de savoir s’exercer à penser pour se mouvoir dans la brèche. »

Précisément, c’est aux élèves, futurs citoyens, de se mouvoir dans la brèche et d’inventer demain. Dans quelles mesures les enfants d’aujourd’hui peuvent-ils imaginer et inventer le monde de demain, si la génération d’avant instille sa propre prospective ?

Demain, ce n’est pas uniquement un horizon figé et prédéterminé par une avancée technologique, c’est aussi une construction de ce que l’on veut, collectivement, que ce soit. L’école n’aurait donc pas vocation à préparer demain, mais bel et bien à donner les moyens aux élèves de choisir et d‘imaginer leur demain. Encore faut-il laisser de la place au collectif pour prendre le temps d’imaginer ce que le futur désirable pourrait être. Pour cela, l’école reste un lieu privilégié, car c’est bien là que toutes les différences se rencontrent, et font ensemble. Encore faut-il organiser les conditions de l’intelligence coopérative, et cela ne se fait pas seul face à un logiciel, même s’il est « intelligent ».

Laurent Reynaud
Professeur de SVT au lycée et auteur de Faire collectif pour apprendre aux éditions ESF et Cahiers pédagogiques

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Couverture du numéro 593, "Intelligence artificielle et pédagogie"