Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !
,

« Hip ! hip ! hip ! Hippopotame ! »

Des BIP dans le collège : Les Brigades d’intervention poétiques dans un collège de Gironde.

Comment célébrer le Printemps des poètes au collège Rosa-Bonheur, à Bruges, en Gironde, dont la population est relativement difficile ? M’inspirant de la pratique déjà ancienne et rodée de la compagnie bordelaise Théâtre des Tafurs , j’ai mis en place des Brigades d’intervention poétiques, les BIP. Les Tafurs interviennent inopinément dans divers lieux publics (places, trams, hall de gare, etc.) pour dire de la poésie au moment du Printemps des poètes. Il s’agit de faire intrusion dans un lieu qui ne porte à priori pas au genre, de dire un poème puis de s’en aller, laissant les auditeurs médusés. Dans deux classes de 6e, lors d’une séquence sur la création d’un bestiaire poétique et devant la réticence à apprendre un poème par cœur, j’ai mis en place une BIP, avec pour support le poème « Hippopotamuse » de Jean Féron.

« NAGE DANS MON POTAGE »

J’ai découpé le poème en cinq parties, puis divisé chaque classe en cinq groupes dont la composition était laissée au choix des élèves. Chacun d’entre eux avait la charge d’une partie : comment dire les vers et répartir la parole ? Cette consigne représentait une difficulté en raison de la brièveté du texte ; une amorce de réflexion théâtrale a nécessairement eu lieu. Dans un second temps, les élèves ont dû se répartir dans l’espace de la classe, pour que les auditeurs aient l’impression de ne jamais savoir d’où allaient venir les paroles ; on peut parler de spatialisation ou d’occupation de l’espace scénique, ici la classe. Là encore, une réflexion sur l’espace théâtral s’est esquissée : quels effets de surprise sans cesse renouvelés, quelle disposition des diseurs, visibles ou non de leurs auditeurs, mais aussi question de savoir si ce travail était du théâtre ou de la poésie ou un exercice de français. Nous avons ainsi pu nous dire que ce qui avait été fait était bien de l’art dramatique, avec pour support un texte de poésie, puisqu’il y a eu jeu et organisation spatiale pour qu’une parole soit énoncée de façon artistique ; cela a également fait bouger certains stéréotypes sur le théâtre académique, sur le texte, sur ce qu’est une représentation. Je n’avais pas donné pour consigne d’apprendre le texte, mais les élèves ont eu la surprise de l’avoir appris uniquement en le travaillant, en entier et pas seulement leur partie !

Les élèves se sont pris au jeu et ont fait preuve d’imagination : répétition de mots, effet choral, slam, rap, échos et répétitions, etc. Ils ont pu jouer sur les mots au sens premier du verbe « jouer », réinvestir certaines compétences et connaissances de leur culture personnelle, notamment en musique. Je me souviens d’un jeune garçon dont le papa était musicien et qui était tout fier de pouvoir faire partager sa sensibilité et sa pratique personnelle à ses camarades. De plus, les compétences liées au travail de groupe ont pu se mettre en place et permettre des prises de décision, après négociations parfois âpres et concessions.

La façon dont les deux 6es se sont emparées du projet a été très différente : une classe a nettement mis en avant les individus ; l’autre a privilégié le groupe, le chœur. Cela correspondait à l’identité groupale de chacune.

L’étape suivante ne fut pas simple, il fallait sortir de la salle et se produire devant un public. Selon un calendrier établi en concertation et en secret avec les collègues, nous avons fait irruption dans un cours, l’interrompant, pour dire le texte et repartir sans rien ajouter : effet de surprise garanti ! Charge ensuite à chaque enseignant d’expliquer à ses élèves ce que signifiaient cette intervention et son inscription dans le Printemps des poètes. Les réactions furent nombreuses, tant chez les jeunes spectateurs que chez les enseignants : « C’était trop cool ! Comment vous avez fait ça ? », « c’est bizarre, on ne s’y attend pas. On voit les 6es arriver, ils disent leur texte et après ils repartent », « on ne sait vraiment pas qui va parler, on est entouré de sons », etc.

« HIPPOPOTAME T’AMUSES ! »

Ces BIP ont demandé quatre heures de préparation et deux heures de représentation par classe. Elles sont bien entendu envisageables à tous les niveaux, avec des textes adaptés. « La Rose et le Réséda » fonctionne très bien sous cette forme en 3e. On peut aussi envisager d’utiliser des textes écrits par les élèves, comme j’ai pu le pratiquer en classe de 2de.

Ce projet a permis aux enfants d’expérimenter plusieurs éléments liés à la pratique théâtrale : la répartition de la parole, la mise en espace, le trac avant d’arriver devant le public, le bonheur de présenter une performance reconnue par les pairs et les adultes, la fierté d’avoir construit ensemble un moment à part. Ils ont pu mettre en œuvre les compétences du vivre ensemble et de la négociation dans le groupe. Ils ont fait l’expérience d’un travail pendant lequel le professeur était en retrait, spectateur et garant du cadre, confiant dans les capacités de ses élèves à assumer ces représentations courtes mais délicates. Par son silence, sa non-intervention, l’enseignant observe de nouveaux lieux et la révélation, s’il en est besoin, du potentiel de créativité de ses propres élèves.

Le cadre rigoureux et une exigence sur le texte, couplés à une certaine liberté de décision, ont permis à chaque enfant de prendre le risque de s’exposer au regard des autres : un instant de théâtre et de poésie dans toute sa beauté.

Béatrice Goulet
Professeure de lettres, Bruges (33)

Bibliographie

Claude Pujade-renaud, Le corps de l’enseignant dans la classe, éditions de L’Harmattan, 2005
Bernard Grosjean, Dramaturgies de l’atelier, Lansman éditeur, Promotion théâtre, 2009
Jean-Pierre Ryngaert, Jouer, représenter : Pratiques dramatiques et formation, éditions Armand Colin, 2010.