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Enseigner par sa différence
De son passé scolaire, elle se rappelle d’un parcours chaotique, d’école buissonnière et de redoublements, de souvenirs de collège douloureux. Elle ne rencontre pas de réelles difficultés d’apprentissage mais un mal-être à vivre l’école. Elle étudie ensuite la médecine puis bifurque vers l’histoire. Elle côtoie Antoine Prost à l’Institut de Recherche sur le monde ouvrier, tente sur ses conseils le concours d’entrée au CELSA, une école de journalisme, où elle échoue de peu.
Pendant ses études, elle travaille comme maître auxiliaire, sans pour autant que devenir enseignante lui effleure l’esprit. Son premier métier sera dans le secteur de l’orfèvrerie où, dit-elle, « elle côtoie le Gotha et les grands restaurateurs parisiens ». Elle le quitte au bout de dix ans, le secteur est en crise et elle sent le moment propice à tourner la page. Sans trop savoir vers quelle nouvelle profession se diriger, elle fait un bilan de compétences où tous les tests et les explorations convergent vers l’enseignement.
En novembre 99, elle frappe à la porte du rectorat, et obtient un poste de maître auxiliaire en lycée professionnel quelques jours plus tard. Trois ans après, elle réussit le concours interne. A 39 ans, pour la première fois de sa vie, elle arrive première. Dès les premiers jours de contact avec la profession d’enseignant, elle constate que ce métier est celui qui lui plaît, une passion naît. A Fontenay-sous-Bois, elle enseigne dans un lycée réputé difficile, où les élèves sont affectés plus par recherche d’une ultime solution que par choix. Dans sa classe, beaucoup de lycéens allophones. Ces difficultés, loin de la démotiver, lui plaisent, construisent ses pratiques de classe et la poussent à apprendre.
S’asseoir à côté des élèves
Sa différence reçoit un nom lorsqu’elle déménage à Nantes. Ses repères parisiens ne sont plus là, ses élèves sont dans une certaine normalité du lycée professionnel. Ce sont eux, gentiment, qui lui font remarquer que sa façon d’être et d’enseigner sont autres que celle à laquelle ils sont habitués, qu’ils réussissent là où d’ordinaire ils se sentaient en échec.

La discrimination, dessin d’élève
Connais-toi toi-même
En lycée professionnel, elle retrouve des élèves « cabossés », qui arrivent avec un sentiment d’échec. Elle s’attelle alors à « réunir les passions des uns et des autres dans un projet ». Elle applique une démarche socratique où « le connais-toi toi-même et deviens ce que tu es » se conjugue au mode collectif. Elle le fait en se souciant d’appliquer le programme. Elle est là pour transmettre et surtout pour accompagner vers un chemin qui permettra aux lycéens de se sentir capables, d’arriver dans la vie active en ayant joliment grandi. Elle se dit hyperactive et comprend le besoin de bouger qui restreint l’appétence aux apprentissages lorsqu’on est assis. Dans sa classe, on a le droit de se lever, de se joindre à un groupe en îlot pour travailler ensemble. « Des fois, de l’extérieur, on peut avoir l’impression d’un brouhaha mais la classe est studieuse ».
« A côté d’eux plus qu’en face d’eux », elle élabore avec ses élèves un règlement intérieur où le respect est la valeur dominante. Elle explore là un de ses thèmes de prédilection, les valeurs humaines, la notion de liberté des autres, la justice, pour des publics souvent en souffrance et en difficultés qui retrouvent ainsi la confiance dans le collectif. « J’ai envie qu’ils soient heureux en classe pour permettre les apprentissages » explique-t-elle.

Nos différences par Jordan
La différence porte un nom: Asperger
La différence de Cécile Filliâtre ne se niche pas seulement dans sa pédagogie. Elle porte un nom, qu’elle a découvert à Nantes, le syndrome d’Asperger, une forme d’autisme qui lui offre une perception toute particulière de la vie. En changeant de ville, elle s’est interrogée sur les angoisses, la perte de repères, la difficulté d’en construire d’autres malgré l’accueil dans un établissement où dit-elle « elle a été comprise et acceptée comme elle était, avec bienveillance » pendant 2 ans.
Alors elle a consulté des psychologues, exploré ses propres sensations, découvert que la dyslexie détectée n’était que l’arbre qui cachait la forêt. Elle a compris pourquoi son approche pédagogique s’était construite naturellement avec ses propres difficultés, celle de ne pas pouvoir rester en place, celle d’investir peu la dimension de l’abstraction, le besoin de passer par le visuel, le concret, le projet, la créativité permanente. Elle s’est rendu compte que ce handicap jusqu’alors non diagnostiqué, lui avait permis d’enseigner avec une approche pertinente pour tous ceux qu’une pédagogie essentiellement transmissive écarte des savoirs.
Ce diagnostic a été pour elle un nouveau chemin d’apprentissage pour comprendre et aussi partager avec des parents, avec des enseignants démunis face aux chemins de traverse que les enfants « différents » doivent emprunter, un autre chemin pour atteindre le même but que tous. Elle a pu s’expliquer aussi pourquoi elle se sentait si à l’aise en classe, alors que la communication au sein d’un groupe lui paraît ardue, que le brouhaha lui est insupportable et que les mots dits lui paraissent plein de pièges.
Comprendre et partager
Sa différence nommée sur le tard, ce métier d’enseignante qui la passionne rencontré à l’orée de la quarantaine, se rencontrent, se mêlent. Elle s’investit dans des associations sur l’autisme pour mieux comprendre et aussi partager. Les parents sont démunis pour interpréter l’expression particulière des sentiments de leurs enfants.
Elle écoute, explique les perceptions, les réactions, les colères, la nécessité des rituels, l’angoisse des changements. Elle se forme encore et toujours pour mieux explorer, mieux accompagner. Elle voit le désarroi des familles face aux embûches de la scolarisation, entend en parallèle les discours officiels qui soulignent les faibles progrès, trop faibles pour que les enfants autistes qui le peuvent soient tous accueillis dans une école. Elle aimerait tant que sa propre expérience, que ses connaissances soient un atout pour un système souvent aveugle aux compétences qu’il recèle. Dans sa classe elle se ressource, vivant comme une récompense la joie d’apprendre de ses élèves, le bonheur de leurs parents au regard de cette joie.
Cécile Filliâtre vit les angoisses d’une rentrée scolaire dans un nouvel établissement avec toute l’intensité de sa différence. Elle sait qu’elles s’évanouiront quand dans sa classe, la découverte réciproque avec ses élèves commencera pour construire une nouvelle aventure pédagogique commune.
Monique Royer