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Enseigner la littérature
Vingt-cinq contributions souvent substantielles autour d’une expression faussement évidente qui recouvre des questions difficiles. Ce colloque permet d’abord de faire le point sur l’état du marché des théories : on saluera dans bien des contributions le passage d’un fantôme insaisissable, celui de la théorie du texte qui selon les auteurs désigne l’ensemble des théories de la littérature, le fait que l’on puisse théoriser sur les textes, la notion de littérarité des poéticiens et même… la description de ce qu’est un morceau choisi.
Dernière venue, la sociologie de la réception s’attire des coups de chapeau obligés et vient en somme s’ajouter à la liste des sciences auxiliatrices, déjà impressionnante et rappelée (p.58-59) avec ce constat : nous sommes condamnés à une scientificité composite et éclectique. À cette tendance s’oppose le retour du sens (paraphraser un texte prouve au moins qu’on l’a saisi) et celui du plaisir de succomber à l’illusion référentielle (« tonner contre » dit pourtant l’idée reçue). On s’aperçoit d’ailleurs que le terme moderne peut réhabiliter en douce une vieille denrée : « mesurer l’écart entre l’originalité de l’œuvre et l’horizon d’attente », ce peut être le retour de la critique des sources ; « choisir les œuvres qui ont renouvelé notre appréhension du monde à travers le langage », valoriser les œuvres prototypes, n’est-ce pas changer les critères des programmes du type : « palmarès des grandes œuvres », pour en garder le principe ?
Il apparaît bien dans plusieurs contributions que la désignation des œuvres au programme engage des choix : conception un peu notariale du « patrimoine » à transmettre (et comment le délimite-t-on, dans la masse des œuvres de langue française présentant un intérêt littéraire ?) Ou bien œuvres choisies comme repères de l’évolution du littéraire, « prototypes » qui ne présenteront pas nécessairement un très grand intérêt pour de jeunes lecteurs ? Certains programmes belges ont l’audace d’avancer : « ce que l’on vise ce n’est pas l’acquisition d’un bagage littéraire exhaustif, c’est le développement des aptitudes à lire ». Pas mal vu, non ?
À examiner l’ensemble des projets et des directives concernant le premier et le second degré, on s’aperçoit que le littéraire est inclus, un peu perdu, dans l’ensemble appelé communication écrite et orale : or, en gros, ce qui est littéraire communique plutôt mal. L’argumentation a un pied dans le littéraire et un pied dehors ; quant à la poésie – cela apparaît bien dans certains manuels de 4 e ou de 3 e – on ne sait trop où la caser, tant elle s’inscrit mal dans les schémas fonctionnalistes.
Et dans les faits ? Qu’y a-t-il de changé ? Les meilleures contributions (à mon sens) sont celles qui examinent comment ces réformes se traduisent dans les faits. Manuels du primaire bardés de théorie intimidante ou d’un conformisme rassurant, manuels de 3 e où les passages d’auteurs sont de plus en plus brefs et de plus en plus entourés de commentaires obligent à se demander : en voulant donner les instruments théoriques qui serviront pour le commentaire composé de première, est-on bien sûr de maintenir et de développer le goût de lire et d’écrire ? L’observation des pratiques usuelles de la classe donne l’impression pessimiste que les théories se sont dégradées en méthode et les méthodes en procédé : on « fait l’énonciation », on « fait » un champ lexical, et vogue la galère ! On ironiserait sur l’entassement de procédés hétéroclites si l’on oubliait que les IO ont donné l’exemple en ne retenant des recherches savantes que les modalisations directement transposables et en proposant à la suite de compromis des listes à la Borgès (comme le rappelle un texte vigoureux de J.-L.Dufays). D. Bucheton propose une typologie des attitudes de lecture rencontrées chez les élèves dans un texte fort utile, et V. Houdart montre qu’en vingt ans les commentaires de texte ont renoncé à la paraphrase et aux jugements de connivence avec l’auteur pour accorder de l’importance aux techniques d’analyse, au plan et à un certain détachement vis-à-vis de l’intérêt esthétique et affectif (parfois simulé, il est vrai, dans les copies d’antan). Un certain but a donc été atteint..
Était-il l’essentiel ?
De quoi discuter encore. Bien des points de désaccord et de débat ressortent des travaux de ce colloque. Citons-en quelques-uns : la lecture est-elle le déchiffrage codé d’un sens présent dans le texte, ou une construction de sens particulière à un groupe ? Si chaque texte littéraire est unique, comment se donner des méthodes d’analyse générale ? Et un modèle de la langue à enseigner est-il compatible avec la rencontre de ces pratiques singulières et déviantes que sont les textes d’écrivains ? Au plan politique, les IO doivent-elles se donner comme une vérité définitive où les notions ne sont jamais rattachées à leurs sources et aux débats d’idées parfois vifs et encore en cours dont elles proviennent ?
Philippe Lecarme