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Enseigner autrement à Toronto

Le Canada a été depuis son enfance son Amérique à elle, découvert à l’âge de seize ans à l’occasion d’une visite à sa famille lointaine. « Nous avons des origines polonaises. Ma grand-mère a émigré en France, sa sœur à Toronto. » Elle, enfant d’un petit village du Val de Loire, s’enthousiasme pour la ville et œuvre pour y revenir comme jeune fille au pair ou pour des jobs d’été. Elle finit par y poser ses valises, une fois ses études à la Sorbonne terminées.
Sa licence en anglais avec option français langue étrangère (FLE) complétée par un master en didactique des langues s’avère un sésame précieux pour obtenir un permis de travail dans un pays qui manque de professeurs de français. Issue d’un milieu d’enseignants, elle débute alors, avec comme seule expérience des interventions auprès de migrants dans le cadre d’une association parisienne. Le secteur de l’éducation l’a toujours attirée, mais elle n’a pas souhaité passer le concours de professeur des écoles ou devenir enseignante d’anglais, une suite possible de son cursus. « Je recherchais avec le FLE une autre pédagogie. » Et à Toronto, elle peut l’exercer.
Elle travaille d’abord au Lycée français puis, depuis trois ans, dans une école anglophone privée. Au Canada, le français est une langue officielle aux côtés de l’anglais et son enseignement est obligatoire dans toutes les provinces. Elle est toutefois peu parlée au-delà des régions francophones. « Je me pose encore la question. Est-ce que j’enseigne le français langue seconde ou le français langue étrangère ? ».
D’autant que Toronto est une ville multiculturelle non francophone et nombre de ses élèves sont plurilingues avec des familles venant de pays très variés. Elle constate aussi une véritable appréhension pour apprendre la langue. « Alors, disons FLE dans un pays qui a le français comme langue officielle. »
Lorsqu’elle arrive dans l’école anglophone, elle est chargée de monter les programmes de la maternelle à la 4e, les classes correspondant au niveau élémentaire au Canada. L’enseignement du français est obligatoire à partir du CM1, mais dans cet établissement privé du centre-ville, fréquenté par des enfants issus de milieux plutôt aisés, le choix est d’étendre l’apprentissage de la langue à tous les niveaux. Les 175 élèves de l’établissement sont ainsi concernés.
Pour construire l’architecture des progressions et des cours, elle mêle le programme de l’Ontario et le CECRL (Cadre européen commun de référence pour les langues). « Les compétences sont sensiblement les mêmes. Et puis, cela allait pile avec ma formation en FLE. Les élèves ont besoin d’apprendre la langue comme une langue étrangère puisqu’ils ne la parlent pas. »
La direction met à sa disposition un budget à la hauteur des ambitions du programme, pour acheter des méthodes, des cahiers d’agilité (cahiers d’activités) et des accès à des ressources en ligne. « C’était une chance, avec la possibilité d’équiper toutes les classes. L’école fait confiance aux enseignants en considérant que nous sommes spécialistes de notre domaine. »
Une collègue française avec une formation proche la rejoint. Ensemble, elles développent le département d’enseignement du français, étoffent le programme et les ressources. Elles conçoivent une bibliothèque pour donner accès à des ouvrages francophones. « Le français est minoritaire linguistiquement dans le pays et les rayons français sont donc moins fournis dans les bibliothèques. » La culture francophone dans toute sa diversité est enseignée. « On apprend aux élèves notre culture. On leur fait prendre conscience que celle de la minorité francophone de l’Ontario n’est pas la même que celle du Québec. On leur explique que Toronto est au cœur de la francophonie des Amériques. »

Dans une classe de CP : le « body break », en début ou en fin de cours, pour apprendre en chantant et en dansant. Photo Lucie Deniau.
L’enjeu est aussi de donner gout à la pratique de la langue dans un pays où elle est peu parlée au-delà des territoires francophones, même si elle est enseignée de façon obligatoire. « Tout le monde voudrait parler français, car il y a des opportunités plus importantes au niveau du travail gouvernemental et ailleurs. Il y a un peu de gêne de ne pas parler une langue toujours vue, entendue, mais que l’on ne comprend pas. » Cette « insécurité linguistique des Canadiens, pourtant souvent plurilingues », à quoi tient-elle ?
Lucie y voit une des raisons dans la difficulté à trouver des enseignants de langue française qualifiés. Or, les besoins sont nombreux pour enseigner, dans tous les conseils scolaires, équivalents des circonscriptions, anglophones et francophones. « Il y a des besoins dans les deux systèmes, mais les enseignants francophones vont en priorité dans le deuxième. »
Elle constate pourtant à Toronto un soin apporté à l’accueil des migrants, une valorisation de toutes les cultures et les langues. Elle le voit avec des publicités très inclusives, des quartiers singularisés par l’origine de ses habitants. « Une année, j’avais dix-sept origines différentes dans ma classe. J’essaie de valoriser cette diversité. » Elle inclut la culture et les langues autochtones pour sensibiliser à l’histoire, montrer que d’autres langues sont à la base du pays et sont quasiment oubliées. Elle propose aux élèves la lecture d’un album trilingue en français, anglais et en mi’kmaq. Elle les questionne : « Imaginez que vous n’ayez plus le droit de parler votre langue. »
Lucie Deniau perçoit toutes les possibilités pédagogiques pour faire évoluer l’appréhension du français. « Je me suis retrouvée dans la pédagogie proposée dans l’école anglophone, car très centrée sur les élèves, pour qu’ils apprennent autrement. » Trois enseignantes spécialistes des besoins spécifiques sont présentes dans l’école pour aider à la prise en compte des différents profils d’apprentissage. Le principe est de tout apprendre en classe et de ne pas rentrer à la maison avec des devoirs.
La pédagogie de projet est très développée, avec un fonctionnement en groupe naturel et peu de temps passé face au tableau. Les élèves sont actifs, proposent des activités, ce qui l’étonne au départ. Elle raconte deux anecdotes. « Une classe m’avait proposé de réaliser avec un logiciel graphique la conception d’un jeu des sept familles et une autre classe m’avait suppliée de faire un jeu de compétition en grammaire. C’est très différent de ce que j’ai connu en tant qu’élève. On ne jouait pas avec les matières. »

Lecture en français. Photo Lucie Deniau.
Elle remarque l’aisance à l’oral développée en classe mais aussi lors d’assemblées mensuelles où les élèves présentent des projets. Elle constate la valorisation des disciplines artistiques et du sport au Canada.
Dans son quotidien, elle apprécie la relation avec les élèves, basée sur la confiance et la responsabilisation, y compris dans les évaluations « sans piège, exigeantes mais adaptées au profil des enfants et à leurs besoins ». Elle perçoit les progrès, les étapes franchies pour lever les appréhensions et faire du français une langue que les élèves s’approprient vraiment et qu’ils pratiqueront encore devenus adultes. « Je sens cette envie de réussir, mais avec du fun. En tant que Français, on a tendance à penser que si c’est fun, ce n’est pas efficace. Alors que c’est un réel bonheur pour les élèves et pour les enseignants. »
Elle envisage de faire encore un bout de chemin pédagogique à Toronto, dans un pays où « le statut d’enseignant est bien vu ». Elle conseille cette expérience canadienne pour vivre une autre façon d’enseigner dans des conditions plus favorables. Elle a d’ailleurs entrepris de passer une équivalence de diplôme, pour avoir un sésame encore plus fort pour enseigner dans les différents systèmes éducatifs canadiens.
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