Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Du grand malentendu au grand écart

C’est peu de dire que les nouveaux programmes de lycée en français ne satisfont pas les enseignants concernés ! Ils sont perçus comme surchargés, surannés, trop injonctifs. Nous publions sur ce site et dans la revue une série d’articles de ces enseignants de lettres désorientés ou en colère. Cette semaine, il s’agit d’une réflexion sur l’appropriation des œuvres par les élèves : colère, ironie et détermination.

En didactique des lettres dans le second degré, le mouvement d’appropriation personnelle d’une œuvre peut être défini assez simplement ainsi : « avoir rendu [l’œuvre] propre à soi, l’avoir transformée en une composante de ce que l’on est, en élément d’une culture personnelle, inscrit durablement dans la mémoire »1. C’est à travers le prisme de cette notion que nous nous proposons de considérer nos élèves comme des « sujets lecteurs »2, des élèves pensants et réellement récepteurs des œuvres qu’ils lisent, dans leur singularité.

Autant le dire tout net, cet exercice se marie parfois difficilement avec les activités dites canoniques ou académiques, le commentaire ou la dissertation tels qu’ils sont attendus au bac. Dès lors, toute l’adresse du prof de lettres réside dans la difficile conjugaison du « je » de la réception singulière de l’œuvre au « nous » du commentaire, ou au caractère plus « extérieur » de la dissertation sur œuvre par exemple.

Malentendu sur la notion d’appropriation

Les nouveaux programmes nous en donnent la possibilité, en apparence. Car oui, les écrits d’appropriation, le carnet de lecteur figurent bien dans la liste des « exercices possibles » qui accompagnent la présentation de certains objets d’étude. Mais :
1) Est-ce que cela peut réellement être la priorité d’un prof quand il doit préparer les élèves, dans les faits, à deux voire trois types d’écrits dont les élèves ignorent totalement les normes (et c’est normal, pas scandaleux du tout, c’est bien notre métier…), ainsi qu’à l’interrogation orale sur vingt à vingt-quatre textes3 ?
2) Ce qui est « attendu » dans les textes ministériels est-il vraiment ce que nous entendons, nous, dans le mot « appropriation », quand on voit que, d’après les programmes, la fiche de révision est un « écrit d’appropriation ». Non, on est dans la mémorisation, dans l’apprentissage de contenus, pas dans la découverte de soi et du monde, dans l’ouverture à ce que la littérature peut nous enseigner des autres, et parfois de nous-mêmes. Et quand les programmes demandent de « construire une culture littéraire et en permettre l’appropriation par les élèves », il s’agit bien de savoir par quel biais on gavera nos petites oies savantes plutôt que de comment on construira leur esprit critique et réflexif par rapport à cette culture, avec cette culture.

Pourtant, le préambule était alléchant : il y s’agissait de « former le sens esthétique des élèves et cultiver leur goût, en favorisant l’appropriation de leurs lectures et en renforçant leurs capacités d’analyse et d’interprétation. » Ah ! En fait, le ministère n’avait donc pas tout si mal compris au départ, il s’est juste un peu emmêlé les pinceaux ensuite !

Faire le grand écart, le « et en même temps » version programmes de français
Mais que s’est-il donc passé entre les apparentes bonnes intentions de départ et la courte-vue qui semble dominer à l’arrivée ? On pourrait se demander si ceux qui ont promu ce nouveau programme n’ont pas voulu faire plaisir à tout le monde… À moins qu’ils n’aient, pour mieux la faire passer, qu’enrobé la pilule amère d’un vocabulaire plus didactiquement moderne ?

Car oui, on a bien de l’appropriation et même des pratiques très avant-gardistes en didactique comme les écrits d’intervention : on n’est plus seulement dans l’invention, là on se permet de proposer des modulations sur et dans les « points de bascule » d’un texte, comme les étudiants de Sophie Rabau dans Carmen pour changer4. Mais là, franchement, à part des profs vraiment vraiment très « à la pointe »5, on est quand même dans un modèle pédagogico-didactique qu’on rencontre rarement dans les classes, et encore moins en 1re.

Et en même temps, on trouve, comme à la brocante, des vieilleries oubliées. Envie de vintage ou du gout des mistrals gagnants ? Voici revenues, pour votre plus grand plaisir, Mesdames et Messieurs, les rédactions d’antan. Vous vous souveniez avec nostalgie du « résumé-discussion » que vous aviez passé au bac ? Ne vous lamentez plus, voici la « contraction et l’essai », que, pour ne pas trop alerter l’opinion toujours plus sensible au sort de la voie générale, on n’infligera qu’aux classes de 1re technologique, qui, on le sait tous, manient mieux que les autres l’art de la synthèse et la réflexion sur le monde…

Certains d’entre vous ont travaillé l’agrégation de lettres ? Ne soyez plus mélancoliques, la liste des œuvres de 1re est faite pour vous : toutes ont été au programme du concours dans les quinze dernières années… Et les « parcours associés », qui accompagnent les œuvres et sont censés en guider l’étude dans les programmes, ne sont que citations intertextuelles, de l’œuvre elle-même ou, plus chic, du philosophe Paul Ricoeur lui-même, dans le cas de  « Soi-même comme un autre » qui est l’intitulé du parcours proposé pour éclairer l’œuvre de Marguerite de Yourcenar, Les Mémoires d’Hadrien

Et la grammaire me direz-vous ? On est quand même les premiers, nous les profs de français, à dire que l’expression des élèves, orale comme écrite, ça ne va pas du tout ! Alors on est bien contents de se voir redonner officiellement le droit de passer un peu de temps sur la correction et la réflexion sur la langue. Mais regardons comment est rédigée la partie « Outils de la langue » de nos programmes… De paroles de spécialistes, elle abonde de termes « d’avant-guerre », et pour être encore plus précise, de la grammaire de Chapsal qui remonte à 1823.

En 2015, dans les programmes de collège, on avait réussi à dépoussiérer la notion de « complément d’objet ». Ne vous alarmez pas, la revoici, de même que la bonne vieille « nature » des mots – heureusement, une parenthèse nous donne encore le droit d’employer le terme plus ajusté de « classe grammaticale ». L’idée que le conditionnel ne soit plus un mode mais un temps vous chagrinait? Pas de crise cardiaque, le revoilà rangé dans les modes. Quant aux variétés de français parlées par nos élèves, pourquoi leur faire une place ? Non, normalisons, même l’oral doit être évalué à l’aune de l’écrit, ça fera ça de moins à réfléchir…

Eh oui… C’est gentil de vouloir faire plaisir à tout le monde, mais concrètement, entre les propositions d’exercices ouvertes, joyeuses, libres, à la pointe de la didactique littéraire, et les injonctions très académiques, œuvres patrimoniales, examens canoniques, somme de connaissances à acquérir dans les plus brefs délais, on fait quoi en pratique dans les classes ? À part courir sans prendre le temps de justement gouter au plaisir des œuvres et de s’interroger sur ce qu’elles ont à nous dire, sur les échos qu’elles produisent avec le monde et les résonances qu’elles suscitent en nous ?

Osons la créativité pour l’évaluation !

Une porte s’ouvre peut-être devant nous cependant… Qui sont les évaluateurs qui vont corriger les copies d’examens et écouter les élèves à l’oral ? Mais nous-mêmes, profs de lettres ! Et c’est en changeant les pratiques d’évaluation que nous avons peut-être un levier… À condition bien entendu de s’entendre pour ne pas livrer des élèves à l’arbitraire et à une évaluation différente en fonction de l’examinateur sur lequel ils « tomberont ».

Oui, décidons ensemble ce que nous pouvons faire : accepter dans un commentaire que l’élève donne son point de vue réel, quitte à dire « je »6, évoque d’autres images artistiques, tisse une réseau intertextuel dans sa bibliothèque intérieure, exprime ce que l’œuvre lui permet de comprendre du monde, en justifiant tout cela par des analyses précises du texte bien entendu. Accepter une écriture moins canonique mais plus ouverte, plus libre, plus « appropriée » à l’œuvre…

Nous pouvons également poser des questions de grammaire moins techniques, visant à voir ce que l’élève sait manipuler du langage, en l’aidant par notre étayage à ne pas se limiter à l’étiquetage stérile. Nous pouvons tendre l’oreille à une parole qui serait plus personnelle ou plus créative, à une présentation qui s’appuierait sur des travaux effectués dans l’année sur l’œuvre présentée et apportée, jeter un regard sur les « paperolles » de commentaires personnels ajoutés à l’édition scolaire, aux couvertures produites par les élèves eux-mêmes au dessus de celle de leur exemplaire.

Et pourquoi pas ? Les textes ne l’autorisent pas ? Mais l’interdisent-ils ? Et quand bien même finiraient-ils par expliciter l’interdit d’apporter un carnet de lecteur, nous pouvons peut-être encore résister par notre créativité toujours renouvelée et par celle de nos élèves, qui garantit le sens de notre métier et renoue pour nous avec le plaisir d’enseigner… et d’évaluer !

Sara Bernheim
Professeure de français en région parisienne

Cet article est fortement inspiré des échanges de la Journée de l’AFEF (Association françaises des professeurs de français) du 30 novembre 2019, sur cette question des nouveaux programmes.
Voir le compte rendu : http://www.afef.org/cr-de-la-journee-nouveaux-programmes-de-francais-au-lycee-comment-faire-pour-quoi

Notes
  1. Bénédicte Shawky-Milcent La lecture, ça ne sert à rien ! Usage de la littérature en lycée et partout ailleurs… PUF, 2016.
  2. Voir l’intervention d’Anne Vibert, inspectrice générale, en séminaire national (en mars 2011), sur cette question « Faire place au sujet lecteur dans la classe » : https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Francais/66/7/RESS-ECOL-COLL-LGT_Intervention_Anne_Vibert_lecture_288667.pdf
  3. Nouvelle prescription des programmes. Le ministère a quelque peu assoupli sa demande, qui était au départ de vingt-quatre textes imposés pour tous.
  4. Sophie Rabau, Carmen pour changer, Variations sur une nouvelle de Prosper Mérimée, Anacharsis, 2018.
  5. Voir par exemple les travaux de Françoise Cahen : enseignante de lettres en lycée et formatrice dans l’académie de Créteil qui travaille beaucoup en écriture numérique autour des lectures des élèves. Voir par exemple https://padlet.com/francoisecahen/albumsouvenir ou les blogs pédagogiques qu’elle tient avec ses classes : http://fcahen.neowordpress.fr/blogs-pedagogiques/
  6. Historiquement, canoniquement, le commentaire en Lettres n’admettrait que le « nous ». Grosses querelles de lettrés en perspective si cette norme était revue !