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Enseignants spécialisés : les experts de l’école inclusive

Les enseignants spécialisés exercent une fonction d’expert de l’analyse des besoins éducatifs particuliers de certains élèves et des réponses à construire. L’école inclusive a « besoin de connaissance, de conseils, d’expertise, de médiation et, dans une moindre mesure, d’actes pédagogiques plus techniques que ceux relevant de l’enseignement ordinaire, complémentaires et ciblés1 », pour conserver une exigence élevée mais adaptée à chaque élève.
À travers des observations de pratiques et de supports pédagogiques, lors de visites formatives ou d’examens de certification, nous avons identifié des éléments de cette expertise, qui constituent autant d’appuis pour la pratique des enseignants en classe dite ordinaire.
L’enseignant spécialisé qui fixe des objectifs peu nombreux mais précis, déclinés en critères de réussite pour l’élève, apporte une solidité à la séance. Cette précision est déterminante lorsque les objectifs sont exposés et discutés avec l’élève, et qu’il peut les reformuler pour se les approprier.
Dans l’exemple ci-dessous de préparation de séance d’une enseignante d’institut médicoéducatif (IME) apparait une volonté de clarification ‒ avec communication des objectifs et des critères aux élèves ‒ de l’enseignement pour les élèves et une différenciation selon les profils de chacun :
- Améliorer la fluidité de lecture (élève 1).
- Mettre en œuvre une démarche pour découvrir et comprendre un texte : parcourir le texte de manière rigoureuse et ordonnée ; affronter des mots inconnus ; identifier les liens logiques et chronologiques ; mettre en relation avec ses propres connaissances (élèves 2, 3, 4 et 5).
- Élève 1 : applique la consigne jusqu’au bout ; est capable de raconter le texte.
- Élèves 2 et 3 : ne se bloquent pas ; sont capables de raconter le texte.
- Élèves 4 et 5 : sont capables de répondre aux questions qui, quand, quoi, où ; repèrent des indices visuels.
Rédigées dans la préparation et objet d’un temps spécifique de présentation lors de la séance, les consignes conditionnent la mise en activité des élèves.
Prenons deux exemples :
- Consigne d’activité de lecture en regroupement avec une enseignante spécialisée chargée de l’aide à dominante pédagogique d’un Rased (réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté) : « Vous jouez contre moi. Je vous donne une étiquette. Si vous la lisez, vous la gagnez. Si vous mettez trop de temps à la lire, je la gagne. » La consigne de ce jeu de lecture met le petit groupe en difficulté : l’évaluation du temps de lecture n’est pas précise et rend la règle du jeu arbitraire, voire injuste.
Si les élèves maitrisent le temps et ont déjà pratiqué cette contrainte, la surveillance du temps pourra être confiée à l’un d’entre eux. La consigne serait : « Vous jouez contre moi. Je vous donne une étiquette. Si vous la lisez, vous la gagnez. Attention, si vous mettez plus d’une minute à la lire, c’est moi qui la gagne. »
- Consigne de lancement d’une phase de recherche, dans le domaine « questionner le monde », en ULIS (unité locale pour l’inclusion scolaire), école pour élèves avec des troubles des fonctions cognitives : « Vous découpez les étiquettes et vous les classez en fonction de ce que vous mangez : feuilles, fruits ou racines. »

Feuilles, fruits, ou racines ?
Très rapidement, les élèves du groupe sont déstabilisés : selon leurs gouts individuels ou la culture de leur groupe social, tout ou partie de la plante peut être mangé. Le classement imposé ne repose pas sur des critères valides d’un point de vue scientifique.
La consigne serait : « Vous découpez les étiquettes et entourez les feuilles en vert, les tiges en bleu et les racines en marron. » L’observation des fruits, des fleurs, graines ou tubercules constituerait une amorce de questionnement pour la suite de la séquence. L’enseignant notera l’ensemble des remarques et questionnements des élèves sur une affiche, qui constituera le fil rouge.
Les consignes se précisent lorsqu’elles sont enrichies sur le plan lexical. L’exemple suivant montre que l’effort de simplification peut s’avérer réducteur. L’enseignante gagnerait à employer un lexique plus précis que le verbe faire, ici employé comme « fourre-tout », ce qui appauvrit l’expression et le sens : « Je vous ai demandé de faire des nombres. On devait d’abord faire 48 + 15. Il fallait d’abord faire les unités et ensuite les dizaines […] Est-ce que quelqu’un peut me refaire 48 avec l’abaque ? » (enseignante spécialisée de Rased).
L’enseignante aurait pu s’exprimer ainsi : « Je vous ai demandé de représenter des nombres. On devait d’abord calculer 48 + 15. Il fallait d’abord poser les unités et ensuite les dizaines […] Est-ce que quelqu’un peut me représenter 48 avec l’abaque ? »
Nous observons que le dialogue pédagogique initié par l’enseignant est pertinent s’il est ambitieux et place les élèves en position de recherche. L’exemple suivant, observé en début de séance en ULIS collège, montre que le professeur de français s’appuie sur un canevas très guidé, avec des questions fermées s’apparentant à des « devinettes » plutôt qu’à une mise en réflexion.
Le professeur montre aux élèves une reproduction du tableau L’enlèvement d’Hélène, de Guido Reni (1631), conservé au Louvre : « Sur cette image, on voit la femme de … ? » Après seulement quelques secondes, l’enseignant poursuit et donne la réponse : « Ménélas, Hélène », et enchaine en posant des questions fermées de type : « Est-ce que le ciel de cette toile est vide ? » puis « Qu’est-ce que le petit ange dans le ciel peut bien vouloir nous dire ? »
Le dialogue pédagogique contrôlé par l’enseignant, au détriment des interactions entre les élèves, risque de dériver vers un jeu de « questions-réponses » et ainsi de perdre sa vocation d’espace d’échange, de réflexion, de coopération et de coconstruction des savoirs entre les élèves. L’agitation qui s’est produite au sein du groupe constitue un indicateur de perte d’intérêt des élèves, ne disposant pas d’espace d’échange réel et de confrontation d’idées, pour émettre des hypothèses à la lecture du tableau puis engager des recherches documentaires.
La mise en retrait de l’enseignant, pouvant être difficile à exercer in situ, porte ses fruits. En particulier avec des groupes d’élèves à effectif restreint, se placer à l’écart du groupe, par exemple dans un dispositif comme un conseil d’élèves, offre à l’enseignant une mise à distance lui permettant d’observer les élèves, de prendre des notes et d’affiner sa connaissance des réussites et des besoins de chaque élève.
L’expertise de l’enseignant spécialisé repose sur l’accessibilisation des concepts sans les appauvrir voire les fausser, tout en conservant une ambition visant à faire progresser les élèves.
Cet extrait de séance de sciences en Segpa (section d’enseignement général et professionnel adapté) sur le thème « Flotte ou coule ? », illustre en quoi le maintien d’un haut niveau de précision des concepts enseignés relève d’une expertise professionnelle, d’un équilibre à trouver entre l’adaptation aux besoins d’élèves et un niveau d’exigence élevé.
Avec une classe de 5e, l’enseignant aborde la séance par la question de départ : « Pourquoi un objet coule ? » Une hypothèse émise par les élèves, retenue par l’enseignant est écrite au tableau : « C’est à cause du poids, parce que c’est trop lourd. » L’enseignant indique qu’« aujourd’hui, on fait des expériences pour essayer de répondre à l’hypothèse ».
Des bouteilles préparées sont immergées successivement dans un aquarium d’eau :
- poids (bouteille + lentilles) : 230 grammes,
- poids (bouteille + riz) : 240 grammes,
- poids (bouteille + chapelure) : 135 grammes,
- poids (bouteille + sable) : 435 grammes,
- poids (bouteille vide) : 2 grammes,
- poids (bouteille + coton) : 5 grammes,
- poids (bouteille d’eau) : 280 grammes.
Les élèves constatent que la bouteille d’eau et la bouteille pleine de sable coulent. La conclusion est déterminée, validée et écrite par l’enseignant : « Ce sont les bouteilles les plus lourdes qui coulent, à partir de 280 grammes, on l’a démontré. Un objet coule parce qu’il est lourd. »
La simplification, qui n’introduit pas la notion de masse volumique et de densité, rend les concepts erronés sur le plan scientifique : dans ces conditions, n’importe quelle embarcation devrait couler, à fortiori un paquebot de croisière de plusieurs dizaines de milliers de tonnes !
L’équilibre à trouver relève de l’expertise professionnelle de l’enseignant spécialisé, entre le guidage des élèves et la liberté de recherche au sein d’un cadre préalablement défini.
L’exemple suivant, extrait d’une séance de résolution de problème en mathématiques avec un groupe de quatre élèves de cours moyen (aide à dominante pédagogique de Rased), illustre cette idée : « Aujourd’hui, vous allez apprendre que faire un schéma à partir d’un problème vous aide à comprendre le problème. »
Problème : un pâtissier fabrique des œufs en chocolat. À l’intérieur de certains œufs, il cache une petite surprise. Il fabrique un œuf vide, puis un œuf avec une surprise. Il continue avec deux œufs vides, puis un œuf avec une surprise. Ensuite, il fabrique encore trois œufs vides, puis un autre avec une surprise. Et ainsi de suite. Il s’arrête lorsqu’il a fabriqué vingt-sept œufs. Combien d’œufs contiennent une surprise ?
Réponse attendue :
Dans le déroulement de la séance, l’enseignant restera focalisé sur l’unique solution qu’il a anticipée dans sa préparation, négligeant la proposition de deux élèves ayant compris le « ainsi de suite » comme « on repart avec un œuf vide ». Cette proposition fonctionne, pourtant :
Accompagner ses élèves, pour l’enseignant spécialisé, implique de se situer entre les extrêmes que sont le recours à de multiples outils (affichages, mémos, traces de leçons) et le guidage serré des élèves, comme dans l’exemple ci-dessus, et l’excès d’autonomie qui peut déstabiliser certains élèves.
L’enseignant spécialisé exerce souvent auprès de groupes d’effectif réduit, ce qui ne favorise pas nécessairement les interactions entre élèves (travaux de groupe, en binômes, sous différentes modalités) et la mise en œuvre d’une différenciation pédagogique.
Le développement de l’autonomie des élèves nécessite un lâcher-prise de l’enseignant qui, une fois la tâche dévolue aux élèves, leur donne explicitement sa confiance et propose un cadre sécurisant. Ce lâcher-prise, pour exigeant qu’il soit, peut s’acquérir avec l’expérience et un travail réflexif exercé notamment en formation.
À lire également sur notre site :
L’éducation inclusive en question, par Évelyne Clavier et Pierre Lignée
Recommandations du CNESCO sur le handicap – L’inclusion au milieu du gué
Pour une école réellement inclusive, compte-rendu d’une conférence d’Alexandre Ployé