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Un livre sous les projecteurs : Diversifier les pratiques philosophiques. Éloge des temps longs

Michel Tozzi, 2024, Chronique sociale

Didacticien français de la philosophie, Michel Tozzi a d’abord été professeur de philosophie dans le secondaire pendant vingt-huit années, avant de devenir l’universitaire en sciences de l’éducation attaché à l’élaboration d’une didactique de l’apprentissage du philosopher bien connu du lectorat des Cahiers pédagogiques. Il nous livre ici un écrit à dimension autobiographique par lequel il laisse apercevoir comment, en s’engageant sur des « temps longs », il a œuvré pour « diversifier les pratiques philosophiques ».

Le lecteur est ainsi invité à suivre l’auteur dans son effort pour « décélérer » du rythme haletant de son engagement dans les nombreuses activités dont il nous dresse un aperçu. Il mêle à chaque fois discours narratif, histoire de l’activité et discours plus conceptualisant, essayant de cerner de grands enjeux et dimensions de l’activité. Atelier d’écriture, atelier de lecture filmique, atelier philosophique, atelier de lecture philosophique ou encore atelier de philosophie avec les enfants ; chacun est présenté avec une courte liste de références pour que l’on puisse « aller plus loin ». Nous découvrons ainsi le café philo de Narbonne, le séminaire philosophique du Moulin du Chapitre, où se partagent un grand nombre de pratiques « philosophiques » expérimentées dans un unique contexte ; ou encore son travail éditorial en tant que rédacteur en chef de la revue Diotime.

Chacun de ces cadres est présenté au prisme de son engagement personnel, mais avec des éléments pour l’inscrire dans un contexte plus large de développement de ces pratiques. On entrevoit, à cette occasion, des éléments de l’histoire de la présente revue, les Cahiers pédagogiques, et de l’association qui la publie, dont Michel Tozzi a été un membre actif.

Michel Tozzi « revisite » pour finir les différentes facettes de sa « vie professionnelle » : son parcours de professeur de philosophie dans le secondaire, en nous présentant les grands acteurs, dilemmes et problèmes du champ ; son expérience dans l’enseignement supérieur et la recherche, en exposant son travail de recherche en philosophie avec les enfants et en didactique d’apprentissage du philosopher, et en faisant état de la situation du métier et de son évolution durant ces années ; puis son expérience de syndicaliste. Dans un ultime chapitre, il nous partage, depuis sa « retraite active », le développement d’une réflexion plus personnelle sur son parcours de vie.

Ainsi, ce nouvel ouvrage, d’abord écrit pour « faire un bilan de [s]a vie », intéressera tout lecteur et toute lectrice qui interroge la diversité des formes que prennent les « pratiques philosophiques » qui s’emploient à faire sortir la philosophie du lycée et de l’université pour la faire pratiquer, ailleurs et autrement, à des adultes, à des adolescents et à des enfants.

Il nous laisse apercevoir comment cette préoccupation a pris forme théoriquement, pratiquement, et même sensiblement, à l’échelle de la vie de son auteur. Il en a fait le cœur de son travail de recherche, mais en a aussi et plus largement imprégné une grande part de ses actions, engagements et pratiques, qu’elles aient été associatives, récréatives, ou militantes.

Marie Coasne-Khawrin

Questions à Michel Tozzi

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Le titre ne le laissant pas imaginer, on peut être surpris à la lecture de l’ouvrage de découvrir un écrit à dominante autobiographique, dans son intention et comme dans sa teneur. Pouvez-vous nous en dire davantage sur le processus de son écriture ?

Dans mon ouvrage Nouvelles pratiques philosophiques. Répondre à une demande sociale et scolaire de philosophie (Chronique Sociale, 2012), je faisais un inventaire des pratiques philosophiques hors du lycée et de l’université. Approchant les 80 ans, j’ai choisi ici un biais nouveau : faire un bilan de ma vie, qui se confond en bonne part avec la recherche, la formation et la pratique concernant ces activités. Je voulais articuler mon histoire personnelle avec celle de ces nouvelles pratiques, auxquelles j’ai fortement contribué en France.

Dans cet ouvrage, on découvre vos témoignages et vos réflexions sur des pratiques et activités qui, pour une part importante, excèdent le cadre des pratiques dites « philosophiques ». Pouvez-vous nous éclairer sur votre choix ?

Le sous-titre de l’ouvrage est Éloge du temps long. J’essaye d’y esquisser une réflexion philosophique sur le temps long de l’engagement, en montrant que c’est une plus-value pour l’activité et les personnes, car avec le temps ces pratiques s’affinent, s’approfondissent et se complexifient, et la compétence s’accroit.
Le covid m’a amené à décélérer, et j’ai pu revisiter les activités qui ont duré longtemps dans ma vie (par exemple cinquante ans pour le CRAP-Cahiers pédagogiques, notamment au sein du comité de rédaction de la revue, trente-cinq ans pour la recherche sur ces pratiques). Beaucoup portaient sur des activités à visée philosophique, mais pas seulement… D’autres chapitres portent ainsi sur les divers ateliers d’écriture, et notamment filmiques (le ciné-philo), mais aussi sur mon expérience de syndicaliste, d’animateur d’une université populaire ou de formation à l’analyse des pratiques professionnelles.

Vous nous proposez un panorama des engagements que vous avez pris pour pouvoir contribuer à cette diversification des pratiques philosophiques. Quel est votre regard sur les avancées qui ont eu lieu, à l’échelle de ce temps long de votre engagement de vie, dans ce développement ?

Quand on innove, on dérange ! Ces nouvelles pratiques (en particulier les cafés philo et la philosophie avec les enfants), ont été au départ rejetées par l’institution philosophique et nombre de collègues philosophes, qui y voyaient un dévoiement de la philosophie, et même une menace pour leur identité professionnelle et personnelle. Ce qui explique la vigueur de certaines réactions. Exemple d’un inspecteur à une stagiaire qui avait suivi un de mes stages : « Déchirez vos notes et oubliez ce que vous avez entendu ! » J’étais un « philo-traitre » !

Ces pratiques se sont donc développées en grande partie sans eux, ce que je regrette, car leur apport aurait été précieux… Je me réjouis que la philosophie se soit maintenant bien développée dans la cité et à l’école.

Quelles sont les perspectives pour ces pratiques diversifiées de la philosophie que vous défendez ? Quels obstacles se présentent à leur développement en France ?

Des réticences existent encore : les enfants seraient trop jeunes pour philosopher, les animateurs insuffisamment formés. Elles plafonneraient dans l’opinion. Mais l’expérience de ces pratiques montre qu’il y a un potentiel philosophique important chez les enfants et les adolescents. Nombre d’associations proposent aujourd’hui des formations sur la conduite d’ateliers philo, en particulier sur les compétences du philosopher (conceptualiser, problématiser, argumenter, interpréter, etc.), processus essentiels de vigilance pour donner une visée philosophique à des échanges.

Ces nouvelles pratiques sociales irriguent tous les secteurs (prisons, hôpitaux, maisons de retraite). Elles s’étendent aujourd’hui, car dans le questionnement anxieux sur le sens et la faiblesse contemporaine du vrai, et face aux diverses crises que nous traversons, il y a une demande sociétale de philosophie. Quant à la discussion à visée démocratique et philosophique que je promeus, c’est une alternative humaniste à la montée des violences dans les relations humaines et une contribution à une citoyenneté réflexive.

Qu’est-ce qui, dans ces expériences multiples, constitue une unité et donne de la cohérence à cette diversité de pratiques ?

C’est, d’une part, l’effort objectif pour sortir la philosophie du lycée et de l’université afin de diversifier les publics philosophiques (les enfants et la cité) ; d’autre part, la nécessité – subjective – d’une cohérence de mon engagement à des niveaux différents mais unifiés : l’éducation à une citoyenneté critique en « rendant la philosophie populaire », la mise en perspective politique, l’égalité sociale par une pédagogie coopérative et le syndicalisme.

Propos recueillis par Marie Coasne-Khawrin

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