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Désir(s) d’apprendre

Histoires de crapistes
Vous lisez les Cahiers pédagogiques, visitez notre site, participez à nos webinaires ou aux rencontres estivales du CRAP ? Ou alors, vous avez vaguement entendu parler de ce mouvement pédagogique ? Nous lançons une série de portraits de militants du CRAP-Cahiers pédagogiques pour raconter l’histoire et la vie d’un collectif pas comme les autres, à travers ceux et celles qui le font vivre.
Nous connaissons actuellement une crise financière profonde. En racontant notre histoire, nos histoires, pour dire qui nous sommes, nos différences, nos engagements, nous espérons vous donner envie de nous rejoindre et de lire nos publications.

Grégory Delboé, professeur des écoles, formateur à l’Inspé de Lille, explore ce qui met en mouvement les élèves. Ses recherches, dans le cadre de sa thèse et au-delà, l’ont mené sur des voies qu’il ne pressentait pas, dans un enchainement guidé par les découvertes et les rencontres. Elles l’ont conduit aussi à rejoindre il y a deux ans le comité de rédaction des Cahiers pédagogiques. Rencontre avec un arpenteur d’apprentissages.

La ligne droite n’est pas vraiment dans sa nature, lui qui a trouvé le gout d’apprendre dans le sport et l’éducation populaire. Élève « qui n’exploite pas son potentiel », dont les parents vivaient l’école « comme un monde à part », il navigue durant sa scolarité dans toute la diversité du système scolaire, d’une école d’application de centre-ville à une école expérimentale sur le modèle Freinet puis dans un collège en éducation prioritaire. Les années lycée se passent « sans relief ».

Le déclic survient lorsqu’il se forme pour obtenir le BAFA (brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur) avec la rencontre d’un directeur de stage. « Il ne me dit pas que j’ai du potentiel, il me confie des responsabilités : je deviens animateur, puis formateur et directeur de centres de vacances. » Le bac en poche, il travaille pour l’Aroéven (Association régionale des œuvres éducatives et de vacances de l’Éducation nationale) de Lille, accueillant, dans un centre à la montagne, des classes de découverte, une première familiarisation avec le premier degré.

À l’heure de partir à l’armée, il choisit de s’engager dans la police nationale. « Cela me semblait moins pénible que de partir en Allemagne, comme beaucoup de nordistes. » Il réussit le concours, devient même un temps major de l’ensemble des promotions, reçoit les félicitations de son commissaire. « L’école de police a réussi ce que l’école de la République n’a jamais réussi à faire de moi : je suis passé du potentiel à l’effectif. » Le constat lui donne des ailes. Il remet sa démission, ce qui sidère son supérieur, mais ravit son père « socialiste anarchiste ».

Polyvalence et motivation

L’idée de devenir enseignant le conduit vers des études en Staps (sciences et techniques des activités physiques et sportives). À l’université, il se passionne pour la psychologie et les sciences de l’éducation, décide de devenir professeur des écoles, attiré par la polyvalence que le métier suppose. Il commence toutefois par un poste en Segpa (section d’enseignement général et professionnel adapté) dans un collège. « Cette transition m’a poussé à explorer davantage en actes, un sujet qui me passionnait depuis longtemps, celui de la motivation. »

Il enchaine avec un poste dans une école primaire, où la gestion de l’hétérogénéité l’amène à aller plus loin sur le thème de la motivation en s’inspirant de la théorie d’autodétermination d’Edward Deci et Richard Ryan. « Le sentiment de compétence, le sentiment d’autodétermination, le sentiment d’appartenance au groupe, trois leviers qui me poussent à voir les choses du point de vue de l’élève. » Il devient maitre formateur, puis intègre un poste à temps plein à l’IUFM (maintenant Inspé), après avoir enseigné onze ans en classe.

Son principal collègue, Gilles Bui-Xuân, le sensibilise à la notion de mobilisation. « Je comprends alors, rétrospectivement, les trous dans la raquette de ces années à animer et à enseigner, et même ce qui m’a impliqué personnellement en tant qu’élève. Bien que motivé, on ne se mobilise pas toujours effectivement. Et parallèlement, nous sommes parfois mobilisés sans motif, sans motivation préalable. » La prise de conscience suscite l’envie d’aller explorer en profondeur les mobiles qui poussent les élèves à transformer la motivation en mobilisation. Il entreprend une thèse sur le thème de « la trace scolaire comme révélateur d’un conflit entre les acteurs ».

La trace que l’on laisse

La trace, c’est celle que l’on laisse dans le cahier, témoin du travail mené en classe. « L’idée est alors d’explorer les mobiles de chacun, maitre et élèves, pour comprendre en quoi la relation pédagogique peut être plus ou moins féconde. » Il élabore un modèle d’analyse du parcours d’expérience, plaçant sa recherche à la suite de nombreux travaux en conation (effort, volonté qui mène à l’action) initiés par Gilles Bui-Xuân, qui s’intéressent à ce qui pousse à agir, aux cinq temps forts de l’expérience synthétisés dans un « curriculum conatif ». « L’expérience, plus que l’âge ou la personnalité, permet d’expliquer la façon dont chacun vit la trace. »

Il explore cette notion d’expérience mobilisatrice en regardant du côté des pratiques culturelles et de loisirs, pour comprendre comment cette activité est investie quel que soit son niveau, du grand débutant au plus expérimenté. « Qu’ont en commun ces pratiques ? Quatre aspects : la prise de décision est centrale, les grands débutants sont bien accueillis, les meilleurs au monde peuvent toujours progresser, et enfin cela engage des rencontres, du partage. »

Des rituels qui ponctuent l’apprentissage

Ces quatre principes irriguent l’idée des pratiques culturelles fédératrices pour instaurer dans la classe des rituels qui ponctuent les apprentissages. « Les pratiques culturelles fédératrices sont le poumon de la séquence d’apprentissage et le garant de temps collectifs dans lesquels chacun a une place. On en repart et on y revient sans cesse, à mesure que les élèves ont progressé sur des ressources qu’ils ont eux-mêmes identifiées. On s’intéresse à la façon dont ils ont tendance à apprendre. Ça change l’atmosphère de la classe quand la comparaison entre élèves et la norme attendue sont mises à l’arrière-plan. »

Le dispositif vise à construire des parcours adaptés à chaque élève et pour ne pas verser dans une approche individualiste, il va voir du côté des pédagogies coopératives, s’inspire de Célestin Freinet et de Fernand Oury. « Journal scolaire, table d’exposition, conférences d’enfants, Quoi de neuf ?, etc. Tout cela a traversé des dizaines d’années, mobilisant enseignants et élèves. »

Il ne se sent pas à l’aise avec la planification rigide induite par les progressions pédagogiques : « La progression empêche le progrès. » Il regarde plutôt l’activité, telle qu’elle est réalisée et vécue par chacun, à partir d’une tâche commune assignée à tous. Et toujours avec la question de la mobilisation en filigrane. « Quand on s’intéresse aux mobiles, on regarde ce qu’il se passe quand l’élève se mobilise, là, sous nos yeux. »

L’estimomètre

Il prône l’acceptation de la part d’incertitude des cheminements des élèves, celle aussi de la part d’improvisation qui rend la situation plus humaine, prend en compte les préoccupations personnelles. Et pour faire le lien entre ce que le professeur perçoit et ce que l’enfant vit, il met au point un outil, « l’estimomètre », qui permet à l’élève en utilisant des smileys d’exprimer son sentiment d’efficacité avant d’entreprendre une activité et après qu’il l’ait réalisée. « Après avoir essayé de nombreuses formules, l’estimomètre le plus fiable est celui qui mêle ce que ressent l’élève à la fois sur le plan émotionnel et sur le plan cognitif. Cela peut paraitre étrange, mais les travaux de Daniel Favre entre autres confirment bien qu’émotion et cognition ne sont pas séparables. »

De l’étayage de son modèle pluridisciplinaire à la conception d’outils sans cadre théorique précis préexistant, sa thèse lui a demandé cinq ans. Aujourd’hui, il partage avec ses étudiants les fruits de sa recherche, les incitant à travailler sur le progrès plus que sur le résultat : « On démobilise avec une logique de réussite, on remobilise dans une logique de progrès. » Il les invite, par exemple, à composer leur portfolio en expliquant leur propre évolution, en étoffant les faits bruts d’un retour réflexif.

Ses réflexions l’ont aussi mené aux Cahiers pédagogiques, d’abord comme coordonnateur d’un dossier sur les méthodes, puis en intégrant le comité de rédaction de la revue. Il apprécie l’accompagnement à l’écriture lorsque les auteurs cherchent leurs mots et leurs formulations. Il se retrouve aussi dans le positionnement de la revue qu’il qualifie d’interface ; lui qui a souhaité se placer du côté de la polyvalence, plutôt que de la spécialisation, et poser son regard sur ce qui se joue lorsque la motivation devient mobilisation.

Monique Royer

Pour aller plus loin:
Présentation de l’estimomètre
Une expérience clé pour construire le modèle d’analyse du parcours d’expérience : https://youtu.be/DZtqu3NbJwg
Présentation du modèle d’analyse de parcours d’expérience : « Quand l’expérience fait méthode », p. 51-53 du n°577 des Cahiers pédagogiques, « Que nous apportent les méthodes ? », mai 2022 (article payant).


Sur notre librairie :

N°577 – Que nous apportent les méthodes ?
Coordonné par Céline Walkowiak et Grégory Delboé

Dans quelle mesure la méthode s’impose-t-elle pour apprendre ou au contraire constitue-t-elle un obstacle voire une impasse ? Les méthodes, faut-il les transmettre ou les laisser se construire ? Et finalement, une éducation qui vise l’émancipation des sujets peut-elle se priver de méthodes ?