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Cousu main en Ulis
9 h 05. La sonnerie retentit et j’attends mon premier groupe d’élèves. Ils sont six à cette heure, de deux classes différentes. Quand leurs camarades partent en maths ou en anglais, eux viennent en salle 20, en ULIS. Dans le vrombissement du couloir et le déferlement des classes apparaissent au compte-gouttes les trois filles de 5e et les trois garçons de 4e.
Après les saluts échangés selon une envie choisie en début d’année (geste de la main, contact des pieds, salut en langage des signes), ils s’installent à la place qu’ils veulent. J’ai l’avantage d’avoir une salle avec des « espaces » différents qui orientent souvent les activités que l’on va faire ou qu’ils ont envie de faire : un rang de quatre tables face au tableau ; derrière, deux ilots de quatre tables et enfin, au fond de la salle, une grande table avec huit tabourets, notre lieu du collectif.
Les laisser choisir me donne un indicateur de leur envie, de leur humeur et de leur engagement à venir. Ainsi, je sais que si Maëva, Pauline et Tatiana se mettent ensemble sur un ilot, il y a un exercice à finir ou l’envie de travailler ensemble. Elles me proposent ce qui va se passer pendant la séance et organisent avec moi leur séance. Si, en revanche, elles se mettent devant, face au tableau, il y a une carte mentale à faire sur une leçon, ou bien pas d’attentes particulières et je serai force de proposition. Ce choix me semble donner une idée de leur disposition d’esprit pour leur travail à venir.
Lorsque j’ai commencé en ULIS, je préparais toutes mes séances, prévoyais ce que nous allions faire et je plaçais les élèves selon ce que j’avais prévu. J’ai vite compris que ce cadre était trop rigide et ne permettait pas une mobilisation très efficace. Il y avait toujours des impondérables : besoin de parler d’un cours où l’inclusion est difficile (« Madame c’est trop dur, j’ai rien compris ! »), revoir une leçon parce qu’il y a évaluation après (« Madame on peut réviser, y a interro ? »), ou encore besoin de souffler tout simplement parce que la surcharge cognitive est trop importante (« Madame suis crevée, je peux respirer dans le coin lecture ? »).
Donc, fini le cahier-journal rigide pour moi, en avant pour le choix des élèves et la flexibilité. L’essentiel est que les élèves se sentent bien et créent eux-mêmes les conditions de leur apprentissage, à leur rythme, selon les modalités qu’ils choisissent. Il m’arrive de décider les modalités de placement pour une tâche particulière, ou de faire comprendre à Kylliann, qui se met souvent dos au tableau, que ce sera plus simple s’il le voit pour travailler avec. Mais c’est à la marge. Quand Maëva, Tatiana et Pauline sont bien à leur place, le travail peut commencer et la mise en route se fait d’elle-même.
« L’inventivité régulée s’attache à ne pas rester à une pédagogie des causes, mais promeut une pédagogie des conditions »1. Encore plus avec les élèves qui ont une déficience et des retards d’apprentissage, cet enjeu est majeur. C’est là tout le travail de l’inclusion avec des adaptations, des évaluations de compétences différentes et un rythme aménagé, autant que faire se peut, dans les classes « ordinaires ».
Mais ce jour-là, lorsque que Kylliann arrive en salle d’ULIS, sortant du cours de français, il soupire : « Pff, c’est trop dur, j’ai rien compris ! Pis c’était long… » et l’AESH (accompagnant d’élève en situation de handicap) passe la tête par la porte : « Il n’a rien voulu faire, l’exercice est à peine commencé et il y en a trois à finir pour demain. » Kylliann arrive souvent avec un constat d’échec et les collègues me disent que ça devient dur, qu’il ne fait rien en cours.
D’abord je le laisse « souffler » cinq minutes le temps de mettre en activité les autres élèves sur leurs ateliers. Ensuite on parle de ce qui ne va pas. Si cet élève a une question en tête, elle reviendra trois, quatre fois dans le cours, il faut l’évacuer, on va donc reprendre cette leçon sur les classes grammaticales. « Tu as raison Kylliann, ce n’est pas facile à retenir, les classes grammaticales. On va essayer de trouver ensemble comment ça marche et on va jouer avec, tu te souviens ? »
Il a vu les élèves des années précédentes faire cette activité et se lève pour aller chercher dans le coin français les sacs à dos des classes grammaticales dessinés et les étiquettes magnétiques. Il choisit de le faire au tableau et commence à manipuler les mots ; il cherche des points communs, des stratégies ; il souffle, il râle parce que « franchement à quoi ça sert ? », mais petit-à-petit, à partir de l’anarchie initiale, les étiquettes éparses commencent à trouver leur place, bien au chaud dans les sacs à dos dessinés. Il y a des ratés, mais c’est lui qui commence à chercher les points communs.
Et les exercices à faire, direz-vous ? Eh bien ça, on verra après, dans l’après-midi, le temps que je les adapte sur la pause méridienne. Avec Kylliann, je sais que la conceptualisation est difficile et qu’il a besoin de passer par la manipulation ; il a aussi besoin de bouger, alors j’essaie de créer les conditions de sa mise au travail : lever ce qui envahit, être à l’écoute de ce qui a été difficile et proposer un support, une approche différente, pour qu’il redevienne un peu acteur de la notion, qu’elle fasse sens. Il a envie de rester en français avec sa classe. Alors, en ULIS, j’essaie de créer quelque chose qui va permettre une remobilisation : la salle 20, c’est un lieu de tâtonnements, avec un objectif, valoriser ce qu’il arrive à faire et proposer une approche différente.
Stéphane est cette année en 4e. Il est autiste verbal avec un profil cognitif très rigide. Son inclusion devient de plus en plus compliquée : en classe de référence, même avec les adaptations et l’aide individualisée de son AESH, il refuse le travail, boude, et tourne le dos aux professeurs, quand il ne refuse pas d’entrer dans la classe. Alors, les précédents enseignants le laissaient faire ce qu’il voulait, coloriage ou lecture.
Pourtant, jusqu’ici je reste persuadée que Stéphane peut apprendre, mais à son rythme. Cette année, il est donc douze heures en ULIS, ce qui est beaucoup. Et il le vit comme une punition. Il arrive en ULIS avec des pieds de plomb, balance son sac, souffle et dit « j’aime pas l’ULIS, je veux pas travailler ! ». Il ne sort pas ses affaires, se tourne sur sa chaise, et ne parle plus. La question de sa mobilisation est un défi à chaque arrivée.
Il n’aime que les fractions en maths. Il accepte très difficilement d’aborder des notions nouvelles et, dès que c’est difficile, il se braque. J’ai mis en place un cahier de récompenses mais je sais que ça va jouer uniquement sur une motivation externe, qu’il va se mettre à travailler pour avoir son jeton vert. Qu’en est-il de sa mobilisation réelle ? Je ne sais pas.
J’essaie de trouver des supports qui vont l’accrocher, avec Naruto, un héros de manga qui est son centre d’intérêt principal. Alors, il retrouve le sourire et écoute la leçon, mais ne la construit pas avec moi comme ses camarades ; il « fait » les exercices mais quel sens y donne-t-il, quel plaisir y prend-il ? Sa réelle mobilisation apparait dans le jeu quand il est en réussite et qu’il gagne. Sinon, il « balance » le matériel et boude.
La difficulté est que, contrairement aux autres, avec lesquels je peux construire un plan de travail, qui choisissent leurs activités et leur rythme, qui mettent en place des stratégies d’apprentissage, Stéphane ne le fait pas. Quant à sa place, il prend toujours la même, par sécurité. Sa mobilisation dure en moyenne dix minutes et ensuite il veut faire une construction avec le jeu Plus-Plus ou trier les jetons du Lynx (jeu de reconnaissance d’images sur un plateau). J’accepte cette mobilisation oscillante, entre temps de pause qu’il choisit et temps d’apprentissage qui me semblent subis. C’est assez déstabilisant.
Pour favoriser une mobilisation ou une remobilisation quand les élèves arrivent démotivés, j’essaye de construire les conditions avec eux. Une des grandes leçons que j’ai tirées de mon enseignement spécialisé, c’est qu’il faut d’abord que les élèves se sentent bien. L’enjeu de la remobilisation, ici, c’est déjà créer un lieu sécurisant, personnalisable, où mes élèves vont trouver ce qui leur permet de faire une tâche. À moi de créer les conditions pour que cela advienne. Ensuite, renforcer le sentiment de compétence : c’est vraiment extra de voir un élève, alors qu’il est arrivé démotivé, rentrer dans une tâche et aller chercher en lui une stratégie parce que tout d’un coup il s’en croit capable – et il a bien raison ! – après qu’on a pris le temps de désamorcer le problème, et qu’on a posé les freins et les leviers.
« Ma » salle, c’est avant tout la leur. Ils en ont déterminé les espaces de travail qui leur sont le plus favorables. Une des grandes chances que j’ai en ULIS, c’est cette variable de temps et d’espace que j’avais plus de mal à maitriser en classe ordinaire, ou dont je n’avais pas pris la mesure pour favoriser la remobilisation des élèves.
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Notes
- Bruno Robbes, La pédagogie différenciée, texte d’une conférence, janvier 2009, https://www.researchgate.net/publication/289066822_La_pedagogie_differenciee_historique_problematique_cadre_conceptuel_et_methodologie_de_mise_en_oeuvre.