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« Choc des savoirs » : une réponse simpliste à des problèmes complexes
Édith Petitfour : Pour répondre à cette question, il est nécessaire de clarifier ce que recouvre l’expression pédagogie explicite pour le ministère. Si nous suivons les textes publiés par le Conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSEN), il s’agit d’un enseignement qui consiste à partir du simple pour aller vers le complexe et qui est structuré autour de cinq phases : présentation de l’objectif de la séance, modelage (l’enseignant montre à l’aide d’exemples), pratique guidée (les élèves appliquent avec l’enseignant), pratique autonome (entrainement), synthèse par l’enseignant (ce qu’il faut retenir).
Frédérick Tempier : Contrairement aux affirmations du CSEN, l’« efficacité » de ce type de pratique est loin d’être démontrée pour l’enseignement des mathématiques. La recherche1 pointe que son effet est plus faible que dans d’autres disciplines, mais aussi que les effets positifs qu’il peut avoir en mathématiques sont plus faibles sur les apprentissages des élèves que, notamment, celui de l’enseignement par résolution de problèmes. Cela confirme l’importance de prendre en compte les spécificités de l’enseignement des mathématiques, notamment le rôle essentiel de la résolution de problèmes dans l’apprentissage de cette discipline, qui fait consensus dans les recherches en didactique des mathématiques. Dans ces conditions, nous nous interrogeons sur le choix de porter au pinacle la stratégie d’enseignement explicite.
F. T. : Oui, mais ne nous méprenons pas ! L’explicitation des savoirs est une question fondamentale. La recherche en didactique des mathématiques portant sur les pratiques enseignantes à l’école primaire identifie certains obstacles à l’exposition des connaissances en jeu par les enseignants du primaire. Il apparait donc un besoin d’enseigner « plus explicitement » les mathématiques au primaire, ce qui recouvre un ensemble de gestes, de postures et de pratiques pédagogiques qui ne saurait être réduit à la « pédagogie explicite ». C’est d’ailleurs une piste avancée par Élisabeth Bautier et Denis Butlen2 afin de favoriser la réduction des inégalités scolaires, dont les différentes études PISA ont montré qu’il s’agit d’un problème très préoccupant en France, et qui n’est pas pris en charge dans les dernières préconisations ministérielles pour l’école primaire.
Claire Guille-Biel Winder : La « méthode de Singapour » n’est pas le remède à tous les maux de l’enseignement des mathématiques au primaire ! Plusieurs études montrent en effet que l’on ne peut attribuer les bons résultats des élèves singapouriens aux évaluations internationales uniquement à l’utilisation de cette « méthode ». Ils sont le fruit d’efforts conséquents entrepris depuis plusieurs décennies dans le système éducatif de ce pays, notamment sur la formation initiale et continue des enseignants. Mais on peut aussi citer la reconnaissance par la société singapourienne du métier de professeur, associée à un salaire important. Ces éléments de contextes, très différents de ce qu’il se passe en France, interrogent la pertinence de l’application de cette méthode dans notre pays.
F. T. : Plusieurs études mettent en évidence de nombreux problèmes liées à son importation en France. Par exemple, la façon dont on dit les nombres en français n’est pas congruente avec la façon dont on les écrit en chiffres (13 ne se dit pas « dix trois »), ce qui nécessite un enseignement spécifique qui n’a pas lieu d’être à Singapour. Le modèle singapourien d’enseignement des mathématiques, basé sur une pratique guidée, n’engage pas les élèves à analyser, critiquer, synthétiser, des compétences pourtant au cœur des mathématiques. On peut alors s’interroger sur son impact sur les élèves lorsqu’ils sont confrontés à des résolutions de problèmes inédits nécessitant une prise d’initiative comme ceux proposés dans les évaluations PISA.
C. W. : Rappelons que les manuels scolaires occupent une place privilégiée en tant que ressources documentaires des enseignants de l’école primaire. Au vu de la diversité des propositions éditoriales actuelles, il nous semblerait intéressant d’évaluer la qualité des manuels existants (livres de l’élève et guides de l’enseignant associés) sans aller jusqu’à une labellisation qui aboutirait à imposer un « manuel ministériel ». La recherche en didactique des mathématiques a développé et mis en fonctionnement des outils d’analyse didactiques. Certains ont été présentés et discutés lors de colloques de formation de formateurs des professeurs des écoles à l’enseignement des mathématiques organisés par la Copirelem. Une évaluation des manuels, fondée selon des critères explicitement définis, pourrait ainsi permettre aux professeurs des écoles de choisir leurs outils de travail en toute connaissance de cause.
E. P. : Gardons-nous de croire que le manuel serait un outil clé en main qui produirait automatiquement les effets escomptés sur les apprentissages des élèves. Les usages des manuels dépendent en effet des pratiques et des connaissances mathématiques et didactiques des enseignants. Certains gestes professionnels, tels que la gestion de phases collectives de mise en commun ou d’institutionnalisation, la prise en compte de l’hétérogénéité des élèves, sont des facteurs essentiels et ne peuvent être construits que si un temps de formation suffisant est accordé aux enseignants. Par ailleurs, la diversité liée aux pratiques enseignantes rend difficile, voire impossible, l’étude des effets d’un manuel sur les apprentissages des élèves. Nous nous demandons alors sur quelles « études scientifiques » le ministère s’appuie quand il affirme que l’efficacité de manuels en mathématiques a été prouvée ! Ce type d’étude serait d’ailleurs rendu très difficile par les changements incessants des programmes scolaires ces vingt dernières années.
F. T. : Pour terminer sur cette mesure, nous interrogeons la temporalité de la mise en œuvre de la réforme : de nouveaux programmes sont annoncés et des achats de manuels de mathématiques en CP et CE1 sont prévus pour la rentrée 2024. Comment est-il matériellement possible que des nouveaux programmes soient rédigés, puis que des nouveaux manuels conformes à ces programmes soient élaborés de manière réfléchie, puis évalués (voire labellisés) dans un calendrier aussi resserré ?
C. W. : Cette proposition appelle à la vigilance à plusieurs niveaux. D’abord, l’utilisation de l’IA semble être envisagée pour des travaux d’élèves en autonomie, en laissant toute la prise de décision à l’outil dont la mission sera « l’élévation du niveau ». On retrouve là l’idée commune mais erronée de l’efficacité intrinsèque des outils, qui a amené à investir par le passé dans la télévision scolaire, l’informatique éducative, les TNI, en pensant qu’ils allaient, par leur seule présence, modifier profondément et améliorer l’apprentissage. Même si l’enseignant a la maitrise de l’outil, un travail sur les conditions d’adoption et d’intégration de cet outil dans son enseignement est par ailleurs indispensable comme pour tout outil numérique.
E. P. : Un rapport de l’Unesco souligne en outre la rareté des preuves quant à la façon dont l’IA peut améliorer les résultats de l’apprentissage. Par ailleurs, un lieu d’utilisation de cet « outil d’IA » destiné à un accompagnement est « à la maison ». La crise du Covid a montré, à travers plusieurs rapports, combien les disparités d’équipements et de condition de travail des élèves à leur domicile accroissaient les inégalités (territoriales, sociales) entre les élèves.
C. W. : Le « choc des savoirs » est une réponse simpliste à des problèmes complexes posés par l’enseignement et l’apprentissage des mathématiques à l’école. La lecture du dossier de presse pourrait en effet laisser croire qu’il existerait des solutions simples, frappées du sceau de l’évidence, dont la mise en œuvre pourrait permettre à court terme « d’élever le niveau de notre école ». Dans le texte de réaction que nous avons diffusé, nous avons souhaité rappeler la complexité des problèmes en apportant le point de vue de la commission sur certaines des mesures liées à l’enseignement des mathématiques à l’école primaire.
E. P. : On ne peut laisser croire que la simple adoption de la pédagogie explicite, de la « méthode de Singapour » ou de l’intelligence artificielle, ainsi que la labellisation des manuels, permettront, comme par magie, d’élever le niveau des élèves en mathématiques. Répondre à cet objectif passe avant tout par une formation professionnelle approfondie, conséquente et ambitieuse, comme à Singapour ! Il est regrettable que, depuis plusieurs années, ce volet ait été négligé et qu’il n’apparaisse pas comme une priorité dans ce dossier de presse.
Réaction de la Copirelem au « choc des savoirs »
À lire également sur notre site :
Regards sur l’enseignement des mathématiques dans différents pays, par Claire Lommé
PISA : l’école française n’est toujours pas en forme !, par Jean-Michel Zakhartchouk
Pourquoi tant de haine envers les maths ?, par Claire Lommé
Les quatre opérations au CP, « le » manuel de Singapour et la réussite à l’école, par Rémi Brissiaud
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Notes
- Voir par exemple la conférence de Jérôme Proulx sur les données probantes : https://video.irem.univ-paris-diderot.fr/w/9VBveJ2PKfRoWp4SbhS1jY.
- Voir le dossier d’un groupe de travail piloté par le bureau de l’éducation prioritaire de la Dgesco (2016) : Enseigner plus explicitement (sur le site de l’OZP, Observatoire des zones prioritaires).