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Chine : L’école de tous les paradoxes ?

Couverture du n° 596, « Citoyenneté(s) »

Couverture du n° 596, « Citoyenneté(s) »Le point sur les contradictions d’un système éducatif, entre coopération et individualisme, harmonie sociale et concurrence, qui résonne avec des enjeux du système éducatif français.

Le point sur les contradictions d’un système éducatif, entre coopération et individualisme, harmonie sociale et concurrence, qui résonne avec des enjeux du système éducatif français.Chine. L’école en Chine témoigne de bien des paradoxes qui mériteraient d’être considérés isolément, que ce soit sur le plan des réformes curriculaires, de l’organisation pédagogique et sociale ou de la régulation des inégalités. Il en est un, puissant, qui voit cohabiter la promotion iconique du collectif avec une hyperindividualisation des parcours scolaires et une compétition forcenée, dans un système éducatif marqué à la fois par la méritocratie et les inégalités sociales et territoriales.

Ce double mouvement paradoxal a des ressorts singuliers et des effets qui méritent attention, tant ils ne sont pas sans rappeler certains traits de l’école française.

Confucianisme et harmonie sociale

Si la tradition confucéenne valorise classiquement le collectif, la coopération, la créativité, l’empathie et l’harmonie sociale, son héritage en Chine a traversé des périodes de déclin, d’éclipse et enfin de renouveau, particulièrement marqué depuis deux décennies. Après une longue période de répression, durant la Révolution culturelle, le confucianisme a connu un regain d’intérêt dans les écoles, apparaissant comme une réponse aux défis contemporains, notamment sur le plan de la cohésion sociale et de la promotion du sentiment collectif d’appartenance, à travers un idéal de société harmonieuse (Dàtóng Shèhuì – 大同社会).

Si sa présence s’exprime en pointillé dans le curriculum scolaire, notamment en imprégnant les cours d’éducation morale, le confucianisme est aussi mobilisé pour promouvoir des valeurs de discipline et de droiture morale, en opposition aux idéaux individualistes occidentaux. Une instrumentalisation politique du confucianisme explique ainsi en partie son renouveau.

De fait, l’éducation morale en Chine intègre des valeurs telles que le civisme, l’empathie relationnelle, la responsabilité sociale, mais aussi le patriotisme, les « études nationales » formant des citoyens conscients de leurs devoirs envers la société chinoise. Ainsi, le retour aux sources confucéennes est partiel, promouvant certes le développement de pratiques coopératives et de la bienveillance dans les interactions sociales, mais privilégiant aussi la mémorisation et la conformation, les tronquant de la fonction critique.

Citoyenneté mondiale et transitions globales

Cette éducation morale et civique ne se limite toutefois pas à la transmission de valeurs nationales et patriotiques, mais elle aspire à préparer les jeunes Chinois aux défis mondiaux, en les sensibilisant à des sujets tels que l’environnement, le climat, le développement durable, la paix, préparant ainsi les élèves à devenir des citoyens du monde responsables et actifs.

En intégrant des éléments de formation relative à l’éducation à la citoyenneté mondiale, à la diversité et aux langues, l’ambition est aussi politique. Elle vise à assurer à une jeunesse chinoise mondialisée – la Chine est le pays du monde où la mobilité étudiante sortante est la plus importante – sa place dans le concert des grandes puissances économiques et culturelles. L’école chinoise conçoit ainsi l’éducation morale et civique comme un processus intégratif qui lie les valeurs traditionnelles aux responsabilités collectives, à forte résonance patriotique, tout en préparant les élèves à être conscients et engagés face aux transitions globales.

À l’école de la concurrence

Contrariant l’idéal de promotion de l’harmonie sociale par l’éducation, la régulation des flux d’élèves dans le système éducatif chinois est marquée par une compétition débridée dans l’accès aux meilleures écoles et universités, à travers des examens nationaux standardisés, à deux moments clés de la scolarité : l’accès au lycée et l’accès à l’université. Le zhōngkăo (中考) est un test qui se déroule à la fin du collège et détermine l’admission des élèves dans les lycées (gāozhōng : 高中). Le gāo kăo (高考), examen d’entrée à l’université, concerne chaque année plus de treize millions de candidats et conditionne leur accès à telle ou telle université, lesquelles sont elles-mêmes classées selon leur attractivité et les résultats de leurs élèves… au gāo kăo.

La pression est si forte sur les performances individuelles que les familles investissent dans des ressources éducatives complémentaires (coaching, tutorat, cours particuliers) ; une éducation de l’ombre qui, par son ampleur, a contribué à exacerber les inégalités sociales d’éducation. Cela a créé un fossé tel entre les élèves issus de milieux favorisés et modestes qu’une interdiction du soutien scolaire privé a été décidée en 2021. Celle-ci est toutefois peu efficace, à la fois du fait de ressources éducatives et culturelles très inégalement réparties entre les écoles, mais aussi du fait de la mise en place d’un « marché noir » du soutien scolaire.

Injonctions paradoxales

Les enseignants se trouvent ainsi devoir jongler dans leurs pratiques entre la promotion de valeurs de coopération et d’harmonie collective et la nécessité de préparer les élèves à des évaluations standardisées, dans un contexte de surcharge des classes dans le primaire comme le secondaire. La baisse démographique amorcée, avec pas moins de trente millions d’élèves en moins dans le primaire et le secondaire durant la prochaine décennie, a déjà conduit à de nombreuses fermetures d’écoles, notamment en milieu rural, engendrant une baisse du nombre d’enseignants, mais aussi un éloignement accru des écoles pour les élèves ruraux.

Les classes surchargées et les longues journées de classe rendent ardue la conciliation des missions, surtout dans un contexte de marché scolaire. Évalués sur la base des résultats de leurs élèves au zhōngkăo et au gāo kăo, les écoles et les enseignants, qui ont une forte habitude du travail collectif, nourrie dans le cadre des groupes de préparation de leçons, subissent une pression telle à la performance qu’ils sont souvent contraints d’adopter des méthodes d’enseignement frustrantes, qui maximisent les performances des élèves aux examens standardisés par la multiplication d’exercices de mémorisation et de répétition, les éloignant des ambitions de promotion du travail collectif, de la coopération et de la créativité.

Une prise de conscience de tous ces paradoxes semble conduire à la révision des évaluations nationales, appelées à devenir plus équilibrées, moins sommatives et centrées sur des compétences disciplinaires en chinois et sciences notamment, et prenant en compte des aspects plus diversifiés du développement des élèves, tels que le travail en équipe, la créativité, les compétences socioémotionnelles et le sens de l’initiative.

Une phase pilote est en cours, avec des expérimentations locales dans les provinces de Pékin et Shanghai, que nous suivons. Si ces évolutions semblent importantes, elles augurent aussi d’une résolution relative des tensions observées, dans la mesure où la question de la compétition généralisée entre élèves et établissements n’est nullement remise en cause. Bien des paradoxes à l’œuvre dans cette école chinoise donc, mais pas forcément d’une totale étrangeté, vu de France.

Régis Malet
Université normale de la capitale, Pékin, et université de Bordeaux
Liu Meihan
Université normale de la capitale, Pékin

 


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