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Chaque année je débute

Artifice ! dira-t-on en lisant ce titre, de la part de quelqu’un qui est proche de la retraite. Et pourtant c’est vrai : sans nier le confort donné par les années passées, la connaissance du «terrain», les habitudes de travail en équipe (un trésor !) avec les collègues, je vais être débutante encore cette année, quand je vais accueillir les classes et avoir, comme toujours, ce creux à l’estomac devant les vingt-cinq visages : est-ce que je vais savoir faire, est-ce qu’ils vont vraiment apprendre avec moi, progresser, découvrir ? Car c’est ma hantise: que certains sortent de cette année inchangés, ayant traversé les jours et les semaines comme on mange la soupe, juste parce qu’il le faut et que tout le monde en passe par là.

Je débute, aussi, face à mon ordinateur, en train de mettre au point les futurs travaux des classes. Un collègue rencontré ces jours-ci m’a étonnée en me disant rondement, vu mon âge : «Bah, tu ne crains plus rien !». Phrase qui m’a rappelé, en écho, celle de stagiaires ou jeunes enseignants, qui eux, craignent tout : le jugement des collègues et du chef d’établissement, celui des parents, la visite de l’inspecteur («qu’est-ce qu’il va dire si je… ?»). On aurait donc l’image d’une carrière qui se déroulerait entre soumission et impunité… Mmmm…

D’autres façons de penser existent, heureusement. J’en propose trois pour ma part.

Du côté des élèves

D’abord, mettre sa pensée du côté des élèves. Se demander comment ils vont entrer dans la tâche, dans le chapitre, dans la question. Les Cahiers pédagogiques vont proposer justement en cette rentrée 2016 un dossier sur le thème « Embarquer les élèves » (n° 531, à paraitre en septembre) où il ne s’agit pas seulement de mettre le pied dans la porte, mais d’entraîner vers la persévérance, les moments de déstabilisation, l’aridité des échecs momentanés, en même temps que les plaisirs des réussites individuelles et collectives. On sait que ce n’est pas un long fleuve tranquille. Et on n’a pas toujours l’idée du siècle, le projet astucieux, ni le contexte pour les mettre en œuvre. Plus fondamentalement, il s’agit de croiser les exigences institutionnelles (programmes, socle…) et l’état de la réflexion (je prends ce mot au sens large) de nos élèves, pour que la rencontre ait lieu.

Je prends un exemple. Dans nos nouveaux programmes de Cycle 3, en français, figurent les « récits de création » venus de cultures diverses, avec comme visées : « comprendre en quoi ces récits et ces créations poétiques répondent à des questions fondamentales, et en quoi ils témoignent d’une conception du monde ; s’interroger sur le statut de ces textes, sur les valeurs qu’ils expriment, sur leurs ressemblances et leurs différences. ». Oups… Sur une liste de diffusion, un collègue se demande quelle problématique accessible aux élèves formuler avec cela, en commençant le chapitre. Je propose pour ma part, sur des sujets à dimension anthropologique comme celui-là,  de trouver un moyen terme entre donner d’emblée une problématique et naviguer à vue au fil des textes.  Là, je commencerai  par des  questions : «Est-ce que vous vous vous demandez parfois comment la terre et les humains  se sont  formés?  Est-ce que vous trouvez ces questions intéressantes ? Est-ce que vous avez trouvé des éléments de réponse ? Auprès d’autres personnes ? dans des livres ? Autres ?»

Je propose de répondre plutôt par écrit dans un premier temps pour laisser à chacun davantage de liberté. Je recueille les réponses, je les emporte,  j’en fais un panorama que je projette au tableau. On en discute en classe. On a à chaque fois les tenants de vérités religieuses, les rationalistes, les sceptiques, les indifférents ou se disant tels… Je ne cherche pas à les concilier, plutôt à clarifier surs quels plans se situent les différents discours. C’est à partir de là que je proposerai une formulation de problématique, qui pourra être (on verra avec la classe) :  » Comment les êtres humains cherchent-ils à comprendre leurs origines ? Que disent-ils à ce sujet ? ». Ajoutons qu’ici se placerait bien un moment de « discussion à visée philosophique », si on en a les compétences.

Lire

Deuxième proposition : innover même quand on débute (d’ailleurs on débute tout le temps, voir plus haut), dès qu’on se sent prêt (voir plus bas). Remplaçons « innover » par « avoir des idées », si vous voulez ! Non pas de façon irréfléchie ni échevelée, juste parce qu’on a une toquade, mais parce qu’on a lu, réfléchi, échangé. Lu : cette activité me semble toujours aussi vitale pour notre métier ; il y a quelques ouvrages incontournables qui posent les fondements de notre réflexion professionnelle, on les trouve dans la belle bibliographie que Philippe Watrelot vient de mettre en ligne.

Il me semble que c’est sur des bases intellectuelles solides, données par les acquis et questionnements des recherches pédagogiques, qu’on peut ensuite choisir ou refuser telle ou telle façon d’agir en classe, d’organiser un établissement, de mener un projet ; qu’on peut prendre toute sa place dans un vrai travail d’équipe, où il ne s’agit pas d’être d’accord avec tout le monde par politesse, mais de voir où on va, si on est bien dans le sens du mieux pour les élèves, et quelles raisons on a de le penser.

Se sentir prêt, disais-je plus haut ; se placer en terrain solide, pour soi comme pour les élèves, mesurer la part de risque que l’on peut accepter. Connaître ses limites, qui ne sont pas celles du voisin, que ce soit pour mettre les élèves en groupe, faire des sorties, animer un débat, trouver des modes de résolution de conflits, gérer des situations difficiles… Oser ce qu’on se sent prêt à oser, avec les paris qu’on est prêt à faire et en sachant pourquoi. Ne pas croire que les autres, ceux qui ont de la bouteille, ont déjà tout essayé : certains simplement (ils le disent sincèrement, ou le taisent) ne sortent pas de leurs méthodes éprouvées, ne se « lancent » jamais dans telle ou telle façon de faire, dont ils peuvent décrire précisément les inconvénients et les limites. Sauf qu’un dispositif ne vaut que pour l’esprit qui l’habite : donnez-lui votre souffle pédagogique, il sera différent.

1,2, 3 collègues

Et puis, si on peut rencontrer (susciter) un, deux, trois collègues avec qui faire un vrai collectif de travail qui progresse ensemble, alors on peut se sentir encore plus prêt et armé, y compris pour analyser après-coup et continuer, c’est ce qui manque souvent. Pour ne pas me dérober, voici mon innovation (prenons ce mot par commodité) de cette rentrée : suite et renforcement de la pratique des tâches complexes en français et en maths, en 6e[[Cahiers pédagogiques n° 510 «Des tâches complexes pour apprendre», coordonné par Sylvie Grau et Anne-Marie Sanchez, janvier 2014. A lire aussi, les travaux de Marc Romainville et Mireille Houart de l’Université de Namur sur la métacognition : articles très accessibles et pistes pour la classe : http://www.enseignement.be/index.php?page=26044&id_fiche=1020&dummy=24876)]]. Nous sommes deux, c’est déjà une équipe. Retour sur ce que nous avons fait l’an passé, analyse critique, lectures, mises au point pour cette année… C’est parti !

Florence Castincaud
Professeur en collège ZEP, Oise