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C’est comme ça qu’on s’en sort !

Une professeure de Lettres, Nina Blanchot, a lancé récemment un projet éditorial original avec un premier volume très stimulant, dans une optique de « passeurs culturels », dû à une autre enseignante de Lettres, Sarah Alami. Entretien avec l’éditrice et l’autrice.
Vous lancez l’édition d’ouvrages pédagogiques dont un premier volume sur les manières de faire lire des « classiques » aux élèves qui n’en sont pas spontanément friands. Pouvez-nous en dire plus sur votre projet éditorial ?

Nina Blanchot : Les éditions Tsarines, et tout particulièrement la collection « C’est comme ça qu’on s’en sort », sont nées d’une double envie. D’une part, nous souhaitons publier des livres de pédagogie qui reflètent bien notre métier d’enseignant tel que nous le vivons au quotidien – car la plupart des membres fondateurs des Tsarines sont également enseignants –, et qui puissent être utiles. D’autre part, nous désirons créer de beaux livres de pédagogie : des livres bien illustrés, à la maquette soignée.

Votre collection s’adresse-t-elle seulement au secondaire ? Et aux enseignants de lettres ou de toutes disciplines ?

N.B : Notre collection s’adresse principalement aux enseignants du secondaire, même si, en vérité, la plupart des questions et des outils pédagogiques évoqués dans ce premier ouvrage sont communs à la maternelle, à l’élémentaire et au secondaire : comment enseigner l’autonomie, comment donner envie aux élèves d’apprendre, ce sont des questions que tout enseignant se pose ! Cependant, le manque de ressources pédagogiques pour les enseignants du secondaire est criant, et c’est ce manque que nous voudrions contribuer à combler. Notre premier livre s’adresse tout particulièrement aux enseignants de lettres ; cependant nous voudrions aborder, dans les années qui viennent, bien d’autres disciplines.

Pouvez-vous présenter l’ouvrage Comment lire de vieux textes avec de jeunes élèves ? En quoi peut-il être utile aux enseignants de lettres, et sur quelle expérience pratique vous êtes-vous appuyée pour le concevoir ?

Sarah Alami : L’ouvrage, soustitré « et autres questions piquantes pour profs de lettres » est un livre né de l’expérience : il est le produit de mes interrogations d’enseignante, dont le nombre n’a fait que s’accroître en dix années de carrière ! Faut-il renoncer aux gros livres ? Comment enseigner des classiques sans s’ennuyer ? Peut-on rendre digeste une explication de texte ? Comment donner envie aux élèves de s’impliquer ? Comment faire une place à l’enseignement de la langue sans perdre trop de temps ? Ce ne sont pas des interrogations de débutants, comme je le croyais naïvement en entrant dans le métier, ce sont des questions qui animent les professeurs de lettres tous les ans, tout au long de leur carrière.

Mon livre ne prétend évidemment pas les régler mais propose des pistes de réflexion, davantage que des trucs et astuces : autour de cinq séquences complètes, je tâche de définir quelques grandes lignes pédagogiques qui me tiennent à cœur, et d’expliciter la démarche qui soustend le choix des activités que je propose aux élèves. Le livre s’adresse ainsi aussi bien aux professeurs débutants soucieux d’apprendre à construire une séquence, qu’aux collègues chevronnés désireux d’approfondir les conversations pédagogiques commencées en salle des professeurs et que nous avons trop peu souvent le temps de creuser. Il peut aussi servir de base de réflexion sur les enjeux levés par les nouveaux programmes de lettres au lycée : la lecture d’œuvres intégrales, l’enseignement de la langue, la préparation aux exercices imposés du bac général et du bac technologique, à l’écrit et à l’oral. Ce livre s’appuie sur mon expérience d’enseignante dans un lycée situé en zone sensible, mais ne se veut pas un guide de survie pour lycées de banlieue ; les séquences que j’y présente ont d’ailleurs été testées par des amies et collègues dans des établissements sociologiquement très différents, et je ne crois pas qu’une pédagogie spécifique s’impose à certains endroits plutôt qu’à d’autres ; les questions pédagogiques s’y posent peut-être seulement avec plus d’acuité.

Les séquences que je propose s’articulent autour d’œuvres classiques (Phèdre, Madame Bovary, Lettres persanes, Blasons anatomiques du corps féminin, La Princesse de Montpensier). Je n’étudie jamais ces « vieux textes » à contrecœur, et je crois fermement qu’il faut étudier les classiques, non seulement parce qu’ils forment un socle commun attendu (et potentiellement discriminant pour ceux qui ne les ont pas connus par leur culture familiale), mais surtout parce que ce sont des œuvres magnifiques, que nous connaissons par cœur, certes, mais que nos élèves n’ont pas encore eu la chance de découvrir et peut-être d’aimer ! D’ailleurs, les best-sellers élus par mes élèves ces dix dernières années sont incontestablement Phèdre, les Essais de Montaigne (par extraits bien sûr) et les Fleurs du Mal – talonnés il est vrai par Incendies de Wajdi Mouawad.

Comment articuler lecture et activités créatrices (écriture, théâtre) ? Pouvez-nous donner deux ou trois exemples ? Et que répondriez-vous à ceux qui, dans une optique conservatrice, vous taxeraient de démagogie par exemple ?

S.A : Le défi principal de l’enseignant, à mes yeux, est de susciter l’implication des élèves. C’est mon grand-père, ancien professeur de lettres classiques, qui m’a appris qu’un élève qui ne s’était pas d’abord un peu creusé la cervelle sur un texte n’avait pas d’appétit pour le cours du maître. Sans renoncer à la parole magistrale, je cherche toujours à rendre mes élèves actifs, non par simple souci de gestion de classe, mais par conviction : l’écueil de la passivité n’est pas tant l’ennui que la paresse intellectuelle, la consommation utilitariste.

Le passage par l’enquête, le débat, la mise en scène, l’atelier d’écriture, ne sont pas pour moi des détours, encore moins des à-côté, mais des portes d’entrée. Ainsi, toute ma séquence sur les Lettres persanes a pour fil rouge un atelier d’écriture : comment écrire des « lettres persanes » ? L’idée vient d’une anecdote racontée par Montesquieu, évoquant les libraires qui, dit-il, allaient démarcher tous les auteurs qu’ils connaissaient pour obtenir d’eux des « suites » afin de prolonger le succès du roman. Pasticher les Lettres persanes en les actualisant, c’est un jeu, mais c’est surtout un sacré défi ! Cela demande d’avoir finement compris le fonctionnement de l’ironie, le jeu avec le miroir étranger, la dimension polémique de l’œuvre ; et bien sûr, de soigner son style et sa langue.

De même, mettre en scène l’aveu de Phèdre à Œnone, ce n’est pas perdre son temps : en confrontant les propositions des élèves, on prend conscience, dès l’entrée dans la tragédie, des deux pôles tragiques définis par Aristote, la terreur et la pitié, selon que la confidente se montrera sensible aux douleurs de sa maîtresse ou horrifiée par la confidence de l’inceste. Se faire l’avocat de Phèdre et déterminer si on peut plaider la folie ou non lors de l’aveu à Hippolyte, c’est entrer dans l’écriture de la passion.

Impliquer les élèves, ça ne relève pas du gadget pédagogique, ce n’est pas céder à la démagogie : c’est faire preuve d’exigence ; c’est renoncer à la passivité au profit du travail, de l’effort individuel et collectif ; c’est abandonner le tout cuit pour une vraie recherche du sens. C’est, pour l’élève, se faire écailler plutôt que convive au festin de « L’Huître » : se couper les doigts, s’y reprendre à plusieurs fois, et peut-être, parfois, trouver une perle.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk

À lire également sur notre site :
On peut enseigner Corneille et Harry Potter, Antidote n° 15, par Florence Castincaud


Sur la librairie :

 

N° 549, « Usages des livres jeunesse »

L’enseignant est un intermédiaire entre le monde des livres et le jeune lecteur, mais quelle place occupe aujourd’hui le livre jeunesse dans l’enseignement ? Parler du « livre jeunesse » et non de « littérature jeunesse » permet d’évoquer des pratiques pédagogiques variées dans de nombreuses disciplines.