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« Au tableau ! »
« Gallet au tableau ! »
Que celui qui n’a jamais tremblé en entendant son nom me jette la première craie ! Au tableau, à présent, j’y suis souvent, j’ai moins peur, quoique. Enseignant mais aussi comédien formateur à l’ARIA (Association des rencontres internationales artistiques) aux côtés de Robin Renucci, le théâtre m’a aidé, il m’aide, il aide mes élèves, un théâtre du corps, du souffle et des mots. Dans cet ordre-là.
« Gestes, poses, regards, silences déterminent la vérité des relations. Les mots ne disent pas tout. Ils s’adressent à l’oreille, la plastique s’adresse à l’œil », écrivait déjà Vsevolod Meyerhold en 1907. Si le théâtre était musique, la technique de la lecture à haute voix en serait son solfège, la prosodie et le corps en mouvement ses pratiques instrumentales. Les instruments du comédien étant sa voix et son corps, il s’agit d’apprendre à en jouer pour éviter d’être joué par eux, au théâtre, ou au tableau !
« La première étape dans la libération du corps est de reconnaitre à quel point il est emprisonné »1, la seconde pourrait être de comprendre ce qu’il dit de nous, malgré nous.
« Comment réagissez-vous quand vous avez peur, quand vous êtes surpris, inquiets ou stressés ? » Les réponses corporelles des élèves ont en commun crispations des bras, tensions des épaules, de la nuque, du dos et totale apnée ! À l’inverse, le relâchement qui suit libère à la fois souffle et corps. Pour permettre aux élèves de reproduire corporellement ces sensations, je leur demande de raidir leurs bras en bras branches en les gardant le long du corps. Puis de les transformer en bras ficelles, et les mains pendent alors comme reliées aux épaules par des ficelles. Pendant tout le travail de l’année, ce sont ces bras ficelles qui vont permettre de dénouer les tensions, de faire sortir les mains des poches, de guider les élèves vers plus de disponibilité et de les faire respirer.
Pour compléter la démarche, je leur demande d’imaginer qu’une ficelle attachée au sommet de leur crâne les tire lentement vers le haut, ficelle plafond, puis qu’on la relâche lentement. Une fois cet autre vocabulaire corporel établi, on joue ! « Vous êtes les meilleurs élèves de France ! » Les ficelles plafond élèvent les corps, la respiration monte : ils sont fiers d’eux et ça se voit ! « En fait non, vous êtes les pires ! » Les ficelles plafond se détendent, les corps s’affaissent, les épaules tombent : la déception est collective et ça se voit aussi !
De mes expériences avec les plus jeunes élèves je retiens l’importance des images simples et ludiques qui, à ma grande surprise, ont toujours facilité la compréhension et le jeu des plus âgés. À la suite de ce corps disponible (bras ficelles, ficelle plafond), les élèves se placent en cercle, immobiles, simplement. Après un temps, ils doivent analyser leur posture et celles des autres en se basant sur leur ressenti : le placement des pieds donne à voir les états intérieurs de chacun. Comme après chaque découverte, les élèves expérimentent alors corporellement différentes postures : jouons avec nos pieds !
Pieds serrés : déséquilibre, timidité, obéissance, malêtre. En engageant le reste du corps dans le jeu, viennent l’incertitude des mains et du regard, la ficelle plafond se relâche, le souffle est court : on retrouve l’embarras de certains corps du début de l’exercice.
Pieds écartés : solidité, ancrage dans le sol, assurance, force. Des bras se croisent, des mains se posent sur les hanches, surgissent entraineurs, videurs, vigiles : on est là et on l’affirme !
Entre ces deux extrêmes, l’écart médian raconte peu, il permet aux corps de rester disponibles dans une simplicité et un calme apparents, sur scène ou dans la vie.
Ce travail de dissociations corporelles (écartements, translations, basculements, élévations, etc.) est à poursuivre avec toutes les parties du corps (tête, épaules, bassin, etc.), toujours sur propositions des élèves et en les interrogeant à chaque fois sur ce que ça raconte : le faire et le regarder faire se construisent en s’enrichissant mutuellement, avec pour objectif de tendre vers un jeu maitrisé.
Si travailler collectivement est une étape indispensable en début d’année pour fédérer le groupe et rassurer les timides, la suite du travail de dissociations se fait par deux. Des premiers dialogues corporels s’amorcent, alternant conflits et séductions selon les orientations, les distances, les vitesses et les amplitudes. On y ajoute des productions de sons (pas de mots) en phase avec les mouvements pour éviter les apnées. Les corps se libèrent, des personnages et des situations apparaissent, les élèves jouent ensemble. S’ils sont vêtus de noir avec un collant noir sur les cheveux et portent un nez de clown, les propositions corporelles seront plus évidentes, plus fortes, plus drôles ou plus poétiques. L’objectif de ce travail n’est pas de dire comment il faut jouer, mais d’entrainer les élèves« à déchiffrer les signes », pour reprendre les mots d’Antoine Vitez2.
Ce travail de dissociations permet aux élèves de prendre conscience du potentiel corporel dont ils disposent, il s’agit ensuite de poursuivre la réflexion en mettant les corps en mouvement.
« Maitriser ce tout premier exercice où vie et théâtre se rencontrent : savoir marcher, être ni plus ni moins que soi. »3. Les élèves doivent se déplacer le plus simplement possible vers des objectifs précis, tout en veillant à garder l’espace équilibré : cette dernière consigne les oblige à toujours considérer le groupe, à maintenir une attention constante à soi et aux autres. Si un élève marche à une vitesse différente, s’en saisir et faire remarquer aux spectateurs qu’on ne voit que lui. Une fois décidé et maitrisé, c’est un effet de mise en scène très intéressant à utiliser ; il correspond à un gros plan au cinéma ou à un solo en musique.
Lors du travail en demi-groupe, les spectateurs doivent proposer des pistes de « rejeu », des améliorations qu’ils vont eux-mêmes tester, d’abord sous les yeux de leurs camarades. Par l’étude des propositions des autres, ils vont affiner peu à peu leur propre travail corporel. Si les observateurs considèrent que des propositions ne correspondent pas à la consigne, ils doivent alors trouver comment transformer cette consigne pourrait correspondre. La notion d’erreur est abolie, elle devient source de créativité.
« L’acteur ne fait rien sans objectif, sans cible »4, ou dit autrement : si tu ne sais pas où tu vas, reste où tu es ! Par l’observation des autres en jeu, les élèves prennent rapidement conscience de l’importance du regard. Pour jouer avec simplicité un déplacement, il faut regarder où l’on va et rien d’autre. Sinon, c’est qu’une intention parasite est venue s’ajouter à la première. Pour maitriser ces principes de base, les élèves vont utiliser les pouvoirs de Spiderman et d’Aspirateurman !
Contrairement à l’homme araignée, les fils partent des yeux vers la cible du déplacement. Le mouvement part de la tête, puis le reste du corps suit. Arrivé à destination, tel un aspirateur rembobinant son fil électrique, Aspirateurman entre en jeu et rembobine les fils. « Roméo s’avance vers Juliette qui soudainement en embrasse un autre. Roméo s’arrête ». Ce temps de rembobinage qui suit l’arrêt du mouvement correspond au temps de réflexion qui va précéder la décision : altercation ou fuite ? Les élèves (et les adultes) jouent rarement ce temps qui marquera pourtant par sa durée l’importance de l’action. Il est intéressant de relier ce travail à celui mené en lecture à haute voix : l’immobilité qui suit le mouvement correspond au silence de l’acmé qui suit la protase. Associer mouvements du texte et mouvements des corps renforce les compréhensions dans les deux domaines : « C’est du silence que nait le verbe. Le mouvement ne peut naitre que de l’immobilité. »5 Une immobilité active.
Ces petits exercices sur le mouvement (et bien d’autres) sont suffisants pour améliorer sensiblement l’aisance de l’enfant dans son expression et sa présence à l’autre. Mais ils vont bien plus loin que cela. Si le projet est d’abord théâtral, ce travail sur le corps, à la fois dans sa singularité et dans sa complémentarité au sein d’un chœur (tragique ou comique), permet à chacun de trouver sa place dans le groupe, en le rassurant dans ses propres postures comme dans ses mouvements. Chaque enfant finit par s’assigner une place, au sens de l’empreinte, dans le groupe, ce qui lui permet d’exister. Les mouvements, les sons, les mots produits entrent dans une grammaire corporelle progressivement intégrée qui outille l’enfant dans ses déplacements, son dire ou son chant, lui permettant d’inscrire son corps et sa voix au sein d’un groupe dans lequel il trouve une place, un statut, une existence, mais aussi lors de la présentation de fin d’année, une fierté.
Ce travail permet de générer au sein de la classe un climat positif, créatif et bienveillant, car comme le colibri de la fable, chaque élève a la possibilité de faire sa part.
Claude Pujade-Renaud, Le corps de l’enseignant dans la classe, éditions L’Harmattan, 2005.
Jacques Lecoq, Le corps poétique, éditions Actes Sud, 1999. Le DVD associé est à conseiller : Les deux voyages de Jacques Lecoq.
Bernard Grosjean, Dramaturgies de l’atelier, Lansman éditeur, Promotion théâtre, 2009.
Jean-Pierre Ryngaert, Jouer, représenter : Pratiques dramatiques et formation, éditions Armand Colin, 2010.