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À Mayotte, apprendre par l’action

Couverture du numéro 598, « Remobilisés ! »

Couverture du numéro 598, « Remobilisés ! »

À Mayotte peut-être plus encore qu’ailleurs, il ne peut y avoir d’apprentissages qu’en mettant les élèves au centre, en leur permettant de vivre leur parcours à partir de ce qu’ils sont et font.

Mayotte vit une crise sociale qui s’accompagne d’une recrudescence des violences déstabilisant l’ensemble de la vie sociale, économique, éducative, sur fond d’immigration importante : 50 % de notre population scolaire pour 114 000 élèves. Depuis janvier 2024, elle est accentuée par l’arrivée de personnes d’origine africaine (Somalie, Congo, Rwanda). Les tensions sont amplifiées. L’insécurité, déjà élevée, a augmenté et éprouve au quotidien élèves, familles, personnels des écoles, des établissements, du rectorat et également les personnels d’encadrement qui exercent leur mission dans des conditions tout à fait difficiles.

Avec un peu de recul, on peut aujourd’hui faire le constat d’un tiers du temps scolaire qui est régulièrement empêché (crise de l’eau, grèves des transports, blocage des écoles, etc.). Dans le même temps, les évaluations nationales indiquent que la majorité des élèves sont en grande difficulté. Cela nécessite des adaptations afin de mobiliser le potentiel extraordinaire de nos élèves.

Ces évaluations, quel que soit le niveau des élèves, montrent des signes alarmants d’une non maitrise de la langue française qui, de fait, les pénalise dans leur cursus comme dans leur ambition scolaire et professionnelle. Cette difficulté est repérée tant au niveau de la fluence de lecture qu’à celui de la connaissance du vocabulaire (prédicateur de réussite scolaire), entrainant un impact négatif sur l’ensemble des disciplines d’enseignement. Ainsi, à l’entrée en 6e, à Mayotte, moins d’un élève sur deux (47 %) est en mesure de lire soixante-dix mots par minute, alors qu’il s’agit du niveau de fluence normalement attendu à la fin du CE1. Pourtant, nous pouvons acter d’une certaine remobilisation des élèves entre 2021 et 2023 (voir ci-dessous).

Une philosophie des apprentissages

Nous nous réjouissons de ces progrès qui montrent que la pédagogie est plus forte que les déterminismes sociaux. Pour la première fois à Mayotte, plus de la moitié des élèves lisent plus de dix mots par minute aux évaluations nationales d’entrée en CE1. D’après ces résultats encourageants et les éléments d’analyse, nous pouvons supposer que de récents changements ont contribué à la remobilisation de nos élèves :

  • Des formations ciblées, proposant une méthode (Néo)Méthode de lecture CP sous la direction d’Isabelle Goubier1 pour apprendre à décoder, à comprendre, à lire et à écrire.
  • Un travail quotidien ritualisé, dans les classes (exercices de décodages-encodages, lecture à voix haute, écriture).
  • Des projets rituels à plus grande échelle : mois de l’écriture, grande dictée du sport, avec des formations massives.

Une méthode, ou des méthodes ? Notre politique locale est particulièrement ouverte en la matière, influencée par les pédagogies conatives. La conation est ce qui pousse un élève à agir : par exemple la curiosité, un objectif concret, etc. La métaconation est la conscience qu’a un élève de ce qui le pousse à agir : par exemple le fait de comprendre le lien entre un exercice et les applications dans la vie.

Conation et métaconation ouvrent la voie à une transformation profonde de l’éducation. Elles remettent en question la domination de l’aspect purement cognitif. Elles rompent avec le primat de l’objet sur le sujet, en redonnant de l’importance à la personne qui apprend. Elles remettent aussi en question l’absence de sens et d’essence dans les activités, en favorisant des tâches qui ont une signification pour les élèves. De plus, elles visent à distinguer apprentissage et éducation, pour que l’élève ne soit pas seulement un récepteur de savoirs, mais aussi un acteur de son propre parcours. En somme, ces concepts proposent une éducation qui valorise l’autonomie, le sens, et l’avenir, plutôt qu’une simple accumulation de connaissances fixes.

Par-delà le cognitivisme

La pédagogie conative est une alternative au « tout cognitif ». En effet, le cognitif couvre tous les aspects de la connaissance, de sa production à son utilisation, y compris son intégration, son assimilation, mais surtout sa transmission qui suggère que le maitre peut apprendre quelque chose à l’élève comme on remplit un contenant avec du contenu. La pédagogie conative, quant à elle, soutient que seul l’élève (ou l’enseignant stagiaire) apprend en se transformant dans et par l’action.

Car on peut bien se demander pourquoi et pour quoi l’école veut à tout prix transmettre des savoirs et des connaissances, si les élèves n’en ont pas l’usage. On sait trop ce qu’en anatomie signifie une « atrophie de non-usage » ! Une alternative à l’immobilisme, voilà donc ce que représente la pédagogie conative. Enfreignant silence et immobilité, elle se veut  une pédagogie de l’action.

Ce sont toujours les méthodes les plus « assujettissantes » qui règnent en maitre dans le domaine des apprentissages, comme c’est la citoyenneté assujettie qui domine la construction de l’idéal républicain dans l’école. À l’inverse, la pédagogie conative redonne toute sa place au sujet, actif et pensant. Rompant donc avec une école de l’insignifiance, la pédagogie conative est une pédagogie du sens, du « sens en action ».

En quête de consonance

Activités ou actions sont guidées par des principes, valeurs ou idées fondamentales considérées comme justes ou importantes. L’agencement des principes et des « règles » fonde la nature du conflit socioconatif  : si le sujet n’est pas d’accord avec le principe qui dirige l’activité, alors il y a dissonance et désistement ; s’il est en accord avec le principe mais en désaccord avec ce qu’on voudrait lui imposer, alors il y a discordance, opposition et violence ; alors qu’un sujet en accord à la fois avec le principe directeur d’une activité et avec ce qu’il vit est en parfaite consonance, et c’est bien ce que recherche une pédagogie conative, source de plaisir et de joie.

Mais comment entrer en consonance, si ce n’est en partant de ce que le sujet fait réellement, et non de ce que l’on voudrait qu’il fasse ? Son action révèle en effet ce qu’il est, et permet de mesurer la distance à ce que l’on voudrait qu’il soit. La pédagogie conative provoque donc une rupture évaluative. Elle permet de faire de l’évaluation diagnostique immédiatement une évaluation formative, ouvrant rapidement la voie à une évaluation formatrice qui représente le moteur même de cette pédagogie en impliquant l’investissement de l’élève lui-même.

C’est dire si elle est par là même en rupture avec la linéarité des progressions et des programmes, alors qu’elle est fondamentalement une pédagogie du progrès. Les degrés, les paliers, les sauts, les étapes, les stades, les niveaux, etc., sont, selon nous, à considérer comme les répertoires des possibles qui répondent à des préoccupations différentes au fur et à mesure que le sujet s’élève et que maturent ses significations au regard de l’activité.

C’est pourquoi il ne saurait être question d’ordre croissant, allant par exemple du simple au complexe, ou du facile au difficile, car justement le seul « ordre » irrépressible est celui des ruptures de sens, des carrefours qui se présentent sur le parcours de l’élève comme autant de préoccupations nouvelles, ou à vivre comme re-nouveau.

Natacha Canau
Inspectrice de l’Éducation nationale en charge de la maitrise de la langue et Cardie à l’académie de Mayotte
Jacques Mikulovic
Professeur des universités et recteur de l’académie de Mayotte
Gilles Bui-Xuan
Professeur des universités émérite de l’université d’Artois.

Mayotte post Chido

Au moment où nous rédigions cet article, Mayotte se relevait déjà de multiples crises : pénurie d’eau, barrages, épidémie de choléra. Malgré tout, les efforts déployés portaient leurs fruits. Les formations mises en place et la création des groupes de besoin en 6e avaient produit des résultats prometteurs lors des évaluations de décembre. Dans le même temps, les actions de formation pour les futurs formateurs, centrées sur la conation et la métacognition, redonnaient du pouvoir aux apprenants, les amenant à faire le lien entre la théorie et leur terrain. Ces approches, nourries par des outils adaptés et un travail sur les postures, avaient déjà montré leur efficacité.

Puis Chido s’est abattu sur Mayotte, avec une violence inouïe, détruisant des écoles, des établissements scolaires, des quartiers entiers, laissant des familles démunies, brisant des repères. Depuis, et alors que nous sommes (en janvier 2025) en alerte rouge pour Dikeneli, une tempête tropicale qui menace à nouveau notre département, nous œuvrons pour permettre une rentrée scolaire la moins difficile possible pour les élèves et les personnels.

Pour l’instant, il s’agit de remettre en état les salles de classe qui peuvent l’être. Demain, il s’agira de remobiliser les personnels comme les élèves. Certains ont été en état de sidération, certains ont dû partir se mettre à l’abri, mais beaucoup ont choisi (ont eu besoin) d’agir, avec une force remarquable, en apportant leur aide : distribuer de l’eau, des denrées, apporter des soins, soulager l’autre. Ce besoin d’agir, cette énergie intérieure, illustre la conation dans son essence – cette impulsion qui nous pousse à mobiliser nos ressources.

Plus que jamais, nos salles de classe devront être des lieux de résilience, où les élèves retrouveront confiance, sens et avenir. Il s’agira de transformer cette énergie conative – ce besoin d’agir pour surmonter – en un moteur d’apprentissage. Les enseignants, tuteurs et guides, devront concevoir des situations pédagogiques qui s’appuient sur ces expériences concrètes, donnant sens aux apprentissages, encourageant la coopération et l’autonomie.

Nul doute que tous ensemble, nous relèverons ce nouveau défi.

Natacha Canaud

Un exemple de pédagogie conative

En maternelle
« Aujourd’hui nous allons faire un jeu qui pourra vous permettre d’apprendre quelque chose de nouveau. Je crois que beaucoup d’entre vous sont prêts pour monter cette marche. Pour ça je vais vous présenter le but du jeu et vous allez essayer de le faire avec tout ce que vous savez déjà. Ensuite nous déciderons ensemble si on essaie autrement. »

Cette introduction à une séance de situation-problème très connue en maternelle, « le jeu du garage » (il s’agit, en un ou plusieurs voyages, d’aller chercher juste ce qu’il faut de petites voitures pour que le parking soit plein) est transposable à beaucoup de séances et permet d’impliquer les élèves, car enseigner ce n’est pas remplir un vase.

Pour mobiliser davantage encore les enfants, la mise en place d’ateliers choisis par les élèves leur offre la possibilité de se regrouper sur des ateliers qui répondent à leur préoccupation.

Dans l’exemple donné ici, l’élève peut avoir la compétence pour aller chercher en un seul voyage « juste le bon nombre » de véhicules mais choisir un atelier où il aura un nombre important de voyages possible ou un atelier où le bac des voitures sera proche du garage – peut-être parce que ça le rassure, peut-être pour être dans le même atelier qu’un copain, peut-être… Ainsi, il teste des stratégies et effectue des choix. Et c’est la manière dont je ferai évoluer la situation de référence qui l’amènera progressivement à mettre en place une procédure « dite experte » : dénombrer une quantité, la garder en mémoire et constituer une collection équipotente sans autre référent que la mémorisation de la quantité dénombrée.

Donner de la liberté aux élèves, c’est leur permettre de gagner en autonomie et par là même qu’ils se mobilisent davantage dans leurs apprentissages. Il est intéressant de voir évoluer au cours d’une année leurs motivations : verbaliser en petit groupe, en individuel ou en groupe classe, permet à l’élève de conscientiser ses choix et par là même de les faire évoluer.

Myriam Briolle
Conseillère pédagogique de circonscription, enseignante à Mayotte pendant dix ans en cycle 2

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Couverture du numéro 598, « Remobilisés ! »


Notes
  1. En ligne : https://enseignants.nathan.fr/enseignants/neo.