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Les masques vont-ils étouffer la pédagogie ?

« Moi, je ne pourrai pas faire cours comme ça ! » « Le masque est la négation même de l’acte d’enseigner. » On a entendu ou lu ces déclarations péremptoires de collègues inquiets avant la rentrée. Si ces inquiétudes sont légitimes, elles doivent être aussi relativisées par la pratique et la nécessité de s’adapter. Car la pédagogie, c’est aussi la capacité à trouver des solutions pour faire apprendre malgré tout…

La voix et le visage

Le sujet principal, pour nombre d’enseignants, c’est la voix. Il est vrai que pour beaucoup, l’acte d’enseigner passe d’abord par l’expression orale. Le cours magistral et sa variante qu’est le cours dialogué sont encore la pratique majoritaire des enseignants.

La crainte est réelle que le masque empêche la voix de porter. On peut bien sûr trouver des outils pour compenser, comme des micros avec amplificateur portatif ou branchés sur le haut-parleur de la classe. Tous les enseignants ne sont pas à égalité, même si au cours des années nous avons appris, par nécessité, à moduler notre voix.

Lorsque j’ai débuté, alors que les IUFM (Instituts universitaires de formation des maitres) n’existaient pas encore (c’est vous dire si c’est vieux…), j’avais été nommé dans l’académie de Strasbourg. Et l’académie nous avait envoyé dès le début de l’année pour un stage de deux jours au Théâtre national de Strasbourg, animé par des comédiens. Nous y avions appris les techniques pour respirer, faire porter sa voix, se déplacer dans l’espace… Ce fut une des formations les plus profitables que j’ai pu avoir dans ma carrière.

Un autre genre de masque

J’ai repensé récemment à cet exercice où nous avions dû jouer un texte avec un masque de la commedia dell’arte. Penser aux comédiens du XVIe siècle qui jouaient tout un spectacle ainsi relativise pas mal l’inconfort ressenti avec nos masques chirurgicaux ! La nécessité d’amplifier les gestes, les expressions, pour faire passer des nuances, de l’ironie ou de l’étonnement m’est également revenue en mémoire. Je continue à penser que l’enseignement n’est pas du théâtre mais néanmoins, il peut s’inspirer de certaines de ses techniques pour mieux communiquer.

Le souci de la voix est aussi pour les élèves. Déjà, en temps normal, nous avons des difficultés à entendre certains élèves. Cela va être amplifié (!) par la contrainte du masque. Plutôt que de se rapprocher pour entendre, il va au contraire falloir s’éloigner pour contraindre l’élève à élever la voix.

Il n’y a pas que la voix, il y a le visage et la bouche. Les enseignants de langue ou ceux s’adressant à des élèves malentendants savent bien l’importance de l’articulation pour la compréhension du son ou du sens. On sait aussi que beaucoup d’enseignants jouent sur l’humour, la connivence ou l’ironie. Sera-t-il toujours possible de jouer sur ce registre avec le visage masqué ?

La légende de Freinet

Connaissez vous la légende de Célestin Freinet ? Celui-ci a été grièvement blessé durant la première guerre mondiale et en est revenu avec les poumons abimés et une incapacité à parler longtemps. On raconte que cette contrainte a été déterminante dans son choix d’une pédagogie active où l’enseignant parle moins. C’est, d’après les spécialistes, une légende car les choix de ce grand pédagogue n’ont pas été dictés par les circonstances mais par une réflexion pédagogique et des valeurs fortes.

Cette histoire nous rappelle que certaines pédagogies moins « frontales » permettent justement d’économiser la voix. Et peut-être même qu’elles sont plus efficaces pour faire apprendre ! Plus je parle, moins ils travaillent !

Doit-on abandonner les méthodes actives ?

Mais, nous diront certains, les méthodes actives sont-elles encore possibles dans le contexte sanitaire dans lequel nous sommes ? Travailler en groupes, par deux, se déplacer dans la classe, s’échanger des documents… Tout cela est-il encore possible ?

Il ne s’agit pas d’être irresponsable, il faut avoir toujours à l’esprit quelques règles de prudence comme le fait de ne pas s’échanger des stylos ou d’être le seul à distribuer des documents. Mais le protocole en vigueur (dont on peut penser ce qu’on veut et notamment qu’il est insuffisant) nous conduit à faire cours dans des classes avec un effectif complet. Dès lors, dans le respect des précautions évoquées plus haut, rien n’interdit de constituer des groupes de travail et d’organiser de la coopération entre les élèves.

On peut même penser que ces habitudes de mutualisation et de coopération sont de bonnes habitudes à prendre de toute façon, mais à fortiori s’il y a un retour au travail à distance.

Les méthodes actives, la coopération entre élèves, la personnalisation, l’accompagnement, sont des dispositifs qui trouvent donc une actualité encore plus grande dans cette période particulière où les inégalités scolaires se sont accentuées. Le recours exclusif au cours magistral ne ferait que masquer la réalité de ces inégalités et n’y apporterait pas de réponse.

Évaluation formative

Comme je ne suis pas télépathe, chaque année, in petto, je choisis un ou une élève « témoin » (sans lui dire évidemment) que j’observe particulièrement, car ses mimiques, son visage me permettent de voir si ce que j’ai expliqué est compris ! Cette rétroaction est plus difficile aujourd’hui. Nous sommes privés d’une partie de cette communication non verbale. On peut bien sûr inviter les élèves à s’exprimer plus, pour dire s’ils ont compris ou non.

Mais cela nous conduit à insister encore plus sur la nécessité d’une évaluation formative régulière et notamment à la fin de chaque séance. Ce concept, hérité de la typologie de Benjamin Bloom (1971) est maintenant rentré dans le vocabulaire courant des enseignants. Mais il n’est pas inutile d’en rappeler les enjeux.

Ces évaluations (non notées) sont des exercices, questionnaires, etc., proposés à la fin d’un apprentissage ou d’une séance. Elles ont une triple fonction : elles permettent d’abord à l’élève d’avoir un retour rapide et de se situer ; elles sont aussi une rétroaction pour l’enseignant qui peut ainsi savoir si ses objectifs sont atteints ou s’il doit reprendre des éléments ou proposer des remédiations ; elles sont enfin un élément clé pour « institutionnaliser les savoir » ou, pour le dire plus simplement, convaincre les élèves qu’ils ont appris.

Cette évaluation formative est, à mon sens, indispensable dans l’acte d’enseigner. Ce n’est pas une perte de temps, bien au contraire. C’est un détour qui en fait gagner et qui rend l’enseignement plus efficace. Et c’est encore plus nécessaire dans le contexte actuel après ces mois d’enseignement à distance et l’éloignement de l’école qu’ont connu certains de nos élèves.

L’hybride sur le cou…

En plus, on peut en profiter pour faire en sorte que ces évaluations formatives puissent être utilisées aussi bien en présentiel qu’à distance.

De nombreux outils numériques existent pour faciliter la création et la passation de ces petits exercices, quizz et autres QCM (questionnaires à choix multiples). On peut en profiter pour créer d’ores et déjà des habitudes de travail numériques avec nos élèves. On peut aussi faire de même pour tous les documents et supports de cours en les déposant dans les espaces numériques de travail prévus et dont on espère qu’ils seront suffisamment robustes. Mais il parait que « nous sommes prêts »…

Au passage, cela peut aussi permettre de montrer que l’interdiction des portables au collège trouve ses limites quand ceux-ci peuvent être utilisés pour un usage pédagogique !

La menace d’un reconfinement est réelle. Nous n’avons pas le couteau sur la gorge mais plutôt l’hybride sur le cou ! Il serait irresponsable de ne pas s’y préparer et de faire comme si cette rentrée était « normale ». Et si nous organisions dans chaque établissement des réunions où l’on travaille collectivement sur toutes ces questions ?

On n’arrête pas de nous parler de l’« école d’après » et d’« école résiliente ». Rappelons que l’adjectif résilient s’applique, pour les matériaux, au fait de revenir à l’état antérieur. Et dans le domaine militaire, au fait de fonctionner « en mode dégradé ». Je ne sais pas s’il faut souhaiter une école résiliente !

Quant à l’« école d’après », j’ai la conviction qu’elle ne pourra pas se faire avec la pédagogie d’avant… Et si on profitait de cette période si particulière pour réfléchir collectivement à nos pratiques et parler vraiment pédagogie ?

Philippe Watrelot
Professeur de Sciences économiques et sociales dans l’Essonne, en temps partagé à l’Inspé de Paris


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