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Il n’y a pas d’ «endroit» de la classe

La notion de classe inversée pourrait laisser penser qu’il y a un endroit et un envers. En fait, peut-être convient-il de sortir de ce qui n’est que fausse alternative et d’entrer pleinement dans une logique de différenciation et diversification. « La » classe inversée n’existe pas davantage que « la » pédagogie différenciée.

L’idée même de classe « non inversée », c’est-à-dire « à l’endroit », « normale », « évidente », est une illusion qui conforte dans leur conservatisme ceux qui pensent que l’existant est « naturel » ou pire qu’il faudrait revenir au bon vieux temps où régnaient des formes plus simples de regroupements des élèves et de fonctionnement de la « classe » traditionnelle.

En réalité, l’histoire même des regroupements d’élèves montre de nombreuses transformations qui se sont opérées au fil des années. La classe, avec ses vingt à trente-cinq élèves, est une invention relativement récente. De même, des formes d’enseignement que l’on pense de « bon sens » (le grand ennemi de tout progrès et de toute pensée complexe), sont tout autant datées historiquement et donc forcément « contestables », en tout cas, pas fixées dans le marbre.

Dans un numéro de 1989 des Cahiers pédagogiques (n°279 « Il n’y a pas que la classe »), dans une période où s’inventaient de nouvelles formes de regroupements d’élèves, Jean-Pierre Le Martinet notait que « c’est entre 1880 et 1930 que la structure classe s’uniformise et se stabilise entre trente et quarante élèves. Elle devient en même temps le lieu du cours magistral généralisé et de l’unification nationale. C’est le règne de l’uniformité et de la centralisation. » Dans ce même dossier, qui n’a rien perdu de son actualité 30 ans après, de nombreuses expériences de regroupements d’élèves étaient décrites, depuis les alternatives proposées aux États-Unis au début du siècle jusqu’aux descriptions du fonctionnement d’établissements « sans classe » ou de décloisonnements.

Classes homogène sou hétérogènes?

Il est important pour le mouvement des classes inversées de s’inscrire dans une histoire longue qui remet en cause les naturalisations abusives. La classe a succédé notamment à ces rassemblements importants d’élèves dans l’enseignement dit « mutuel » qu’on a parfois tendance à idéaliser dans les milieux novateurs où certes le mélange des âges et l’idée de tutorat peuvent sembler intéressants et « modernes », mais où régnait malgré tout une pédagogie répétitive et peu créatrice.

Ajoutons que lorsqu’on parle de « la » classe, il est essentiel de dire s’il s’agit peu ou prou d’une classe de niveau ou d’une classe hétérogène. S’il faut remettre en cause l’idée même d’une classe « homogène », il est vrai que la classe qui mélange les élèves sans tenir compte des acquis pour sélectionner et en refusant de mettre ensemble les meilleurs d’un côté, les plus fragiles d’un autre («dans leur intérêt», bien sûr !) n’est pas la même que la classe issue d’un tri. Avec la classe dite homogène, on peut davantage pratiquer une pédagogie « paresseuse » à coup de cours magistraux de haut niveau pour les « bons » ou d’exercices plus ou moins mécaniques pour les « faibles ». La classe vraiment hétérogène oblige à plus d’invention, d’imagination et donc va favoriser les « renversements ».

Notre objet cependant n’est pas ici de nous appesantir sur la constitution des classes, leurs structures, mais bien de voir sous quels « régimes pédagogiques » fonctionne la classe ou le regroupement d’élèves en contestant radicalement qu’il y aurait une forme privilégiée qui serait l’ « endroit », la norme.

Vive la diversité !

Je suis bien convaincu qu’il n’existe pas de voie royale de l’enseignement. La diversité des formes, méthodes, approches, est une sorte de réponse au défi de l’hétérogénéité. Je m’oppose en cela à tous les dogmatismes de la « bonne pratique ».

Pour les uns, il faudrait appliquer une « pédagogie explicite » très cadrée, où la séquence démarre par une monstration par l’enseignant de ce qu’il faut faire avant une mise en œuvre des élèves davantage par imitation que par découverte et appropriation. Pour d’autres, au contraire, il faudrait systématiquement travailler par ilots, les moments d’institutionnalisation du savoir étant réduits à la portion congrue, au risque de polariser les élèves sur le fonctionnement du groupe au détriment du contenu, ou pire, lorsqu’il s’agir de « bonifier les ilots », sur cette « bonification », donc sur un certain type d’évaluation. Ou encore d’aucuns prônent une pédagogie « de la découverte » systématique, réduisant les théories constructivistes au tâtonnement expérimental, qui a ses limites.

De nombreuses recherches en sciences cognitives ont tendance à remettre en cause l’efficacité d’un type de pédagogie qui limiterait trop le rôle de pilotage de l’enseignant et oublierait les moments très importants d’institutionnalisation et de structuration des savoirs. Faut-il vraiment choisir ? Et comment sortir d’une logique binaire qui nous enferme dans des querelles idéologiques souvent stériles ?

Différents régimes

Jean-Pierre Astolfi distinguait des « régimes de fonctionnement » des cours, selon qu’on était plutôt dans une approche déductive, inductive, dialectique ou créative[[Dans un texte non disponible actuellement mais qui va être republié à l’occasion d’un hors-série numérique des Cahiers pédagogiques consacrée à l’œuvre de Jean-Pierre Astolfi (à l’automne).]].

Oui, à certains moments, on peut « faire un cours classique » sur un moment historique avant de voir une vidéo qui illustre, à sa manière, cette période. Oui, mais on peut aussi faire l’inverse, partir d’un extrait du Dictateur, avant d’analyser l’antisémitisme nazi de façon plus structurée. Oui, on peut considérer un problème de proportionnalité en commençant par quelques données et règles, mais on peut aussi partir d’une situation-problème.

À chaque fois, on doit se poser la question notamment du coût cognitif : cela vaut-il le coup de mettre en route une démarche plus longue, plus prenante, mais peut-être plus efficace à long terme. Se poser la question, c’est se situer dans une conception professionnelle du métier, avec sa part d’autonomie[[Je ne suis pas très partisan de l’emploi de l’expression « liberté pédagogique », celle-ci renvoyant à une conception du métier comme d’une « profession libérale » qui ne peut être celle d’un agent du service public.]] et non dans une posture d’exécutant.

C’est dans ce contexte de diversification que le mouvement des « classes inversées » se situe. Non pour faire émerger un nouveau dogme, mais en montrant qu’il y a bien des façons d’aborder des notions en classe. Le cours magistral préalable sous forme de vidéo, pourquoi pas ? Mais ce peut être aussi l’inversion justement, le document récapitulatif qu’on consulte après le travail d’appropriation. Lorsqu’on découvre un monument, on peut avoir auparavant lu bien des documents sur lui, mais on peut aussi penser que c’est ensuite qu’on aura envie de se documenter et d’en savoir plus (ou pendant grâce au smartphone).

Dans un récent ouvrage, Sylvain Connac évoque « les pédagogies Freinet » au risque de choquer certains intégristes qui s’indignent du pluriel, pourtant revendiqué par le grand pédagogue lui-même[[Sylvain Connac, Bruce Demaugé-Bost, Bernadette Guienne, Isabelle Huchard, Isabelle Quimbetz, Les pédagogies Freinet – Origines, concepts et outils pour tous, éditions Eyrolles, 2019. Freinet disait en 1965 : « Si, chez des instituteurs différents, vous aviez vu partout la même chose, je m’inquiéterais de voir la pédagogie l’emporter sur la vie. » (cité page 14).]]. On peut dire la même chose pour les « classes inversées », qui pourraient au fond s’appeler aussi « classes diversifiées ».

Les formes les plus diverses peuvent donc, doivent donc se déployer, la condition étant au préalable de bien définir où on va. C’est cela qui va guider l’enseignant tout le long du processus d’apprentissage. Les dispositifs dits d’« inversion » peuvent mener au confusionnisme et à une pédagogie renforçant les inégalités si elle n’est pas guidée par un horizon précis : quel est le point-clé qui sera fil directeur de la séquence, quelles sont les compétences précises qu’on veut atteindre, quels sont les attendus au final ? On peut alors discuter des multiples chemins pour y parvenir.

Le ruban de Moebius ?

Par ailleurs, il nous faut convoquer l’image du ruban de Moebius où il n’y a ni envers ni endroit.
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La notion de classe inversée abolit aussi la muraille de Chine qu’on voudrait établir entre le dedans et le dehors de l’école. Le numérique et internet rendent désormais impossible ces séparations rigides ou du moins leur font perdre leur sens. Face à la vidéo performante en géographie sur, par exemple, la manière dont se sont constituées les montagnes, qu’on voit de plus en plus dans les musées et les maisons de la Nature, le cours traditionnel semble ne pas faire le poids. La multiplication des corrigés en ligne de dissertations ou d’explications de textes transforment la nature de bien des travaux dits personnels. Le contact direct avec le vaste monde en utilisant son smartphone ouvre des perspectives à la recherche documentaire dans toutes les disciplines, il convient de former les élèves à cette multiplication des sources d’information et de connaissances, en montrant comment le professeur lui-même est, comme eux, quelqu’un qui « ne sait pas tout », mais dispose de méthodes pour trier et exploiter l’information.

Mais d’une certaine façon, de nombreux chercheurs mettent en avant l’idée que loin de déshumaniser la relation pédagogique, le numérique peut au contraire recentrer la mission de l’enseignement vers un accompagnement « humain » rendu plus que jamais nécessaire face au vertige des connaissances disponibles en vrac. Et « l’endroit » du cours, si on veut, ce seront ces moments d’explicitation, de tri, de réflexion collective et d’invitation à la réflexion personnelle.

La séparation école/maison continue à être nécessaire symboliquement, mais elle ne doit pas relever de la distinction entre lieu où on apprend et lieu où on « s’amuse » ou « se repose ». Les nouvelles configurations des modes d’enseignement, au fond, s’inscrivent dans la volonté de faire émerger une société du savoir, des connaissances, de l’apprentissage permanent, de même qu’en classe, il ne doit pas y avoir d’un côté un rabâchage austère et ennuyeux et de l’autre les moments de grâce d’un projet, mais une articulation d’activités, même si certaines sont plus structurées et moins passionnantes parfois !

La classe inversée doit participer de ce mouvement qui encouragerait les parents à demander à leur enfant, plutôt que « as-tu été sage ? » ou « as-tu eu de bonnes notes ? » : «qu’as-tu appris aujourd’hui ?» et pourquoi pas « qu’est-ce que tu pourrais m’apprendre ? ».

Je l’ai déjà évoqué l’an dernier au CLIC, avec le mouvement dit d’inversion des classes, on peut dépasser par exemple les débats théologiques pour ou contre le travail à la maison. Comme on peut prendre ses distances avec tout dogme, avec toute recherche de « la » solution miracle.

Jean-Michel Zakhartchouk
Enseignant honoraire de Lettres modernes


À lire également sur notre site:
«Les pratiques au cœur de la classe inversée remontent à plus d’un siècle !» Entretien avec Françoise Colsaët et Héloïse Dufour, coordinatrices du n°537 des Cahiers pédagogiques, «Classes inversées»

CLIC 2019 – Échos du CLIC, par Cécile Blanchard, Anne-Sophie Martinez, Cécile Morzadec et Jean-Michel Zakhartchouk

CLIC 2018 – Classes inversées et éducation nouvelle, par Jean-Michel Zakhartchouk

CLIC 2016 – La classe inversée n’existe pas, par Cécile Blanchard

N’avalons pas la capsule de travers, par Sylvain Connac