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Il fait moins noir quand quelqu’un danse

Muriel Lacour utilise la danse avec ses élèves adolescents comme métaphore d’écriture, tiers d’apprentissage. Le corps en mouvement permet l’émergence d’un langage, de sujets pensants et apprenants.

La place accordée au corps dans les apprentissages à une période de la vie où les changements physiologiques bouleversent l’image de soi, et interrogent par conséquent l’adolescent dans son rapport à soi, à l’autre, est réduite à la portion congrue. On parle de son fonctionnement en SVT (sciences de la vie et de la Terre), on le met en activité en EPS, on s’y arrête, lorsqu’il traduit en symptômes les troubles de l’adolescent.

Mais quand lui donnons-nous l’opportunité de s’exprimer ? Et si l’on s’appuyait sur lui pour faire advenir le sens, les mots ?

Le succès d’interventions de danseurs dans le cadre de l’atelier théâtre (élèves volontaires en 6e, 5e) m’a conduite à proposer des projets alliant analyse d’œuvres chorégraphiques en histoire des arts, ateliers ponctuels avec des danseurs et sorties à toutes mes classes de collège, puis à établir un lien entre le travail de lecture-écriture en français et le cycle danse en EPS en 3e.

METTRE L’ÉLÈVE EN MOUVEMENT
Danser, c’est s’incarner, pour donner à voir une intention à travers un geste. Dès l’échauffement, l’esprit doit prendre conscience du corps, de la colonne vertébrale et des membres, de l’espace. Le danseur projette mentalement un mouvement, un chemin à parcourir pour réaliser une figure, puis un enchainement. Comme les lettres s’assemblent en mots que l’on ordonne pour faire des phrases puis des textes signifiants, la succession de ces gestes maitrisés fait apparaitre dans l’espace des phrases chorégraphiques. Danser, c’est accéder à une abstraction et donner à voir, par le mouvement, des émotions, une énergie.

Danser exige que l’on ait conscience du corps de l’autre présent dans le même espace : « Sois présent à toi, à l’autre. » Le geste du danseur est conscient à l’extrême. Les essais successifs impliquent d’innombrables répétitions qui, petit à petit, font advenir quelque chose : ce que « le corps sait […] que la tête ne sait pas encore ». Le perpétuel va-et-vient du concret à l’abstrait, du conscient et du volontaire à l’inconscient et à l’ineffable met le corps puis l’individu en mouvement. Petit à petit, c’est tout le groupe qui se met en mouvement.

Faire danser des collégiens ne va pas de soi ! À l’annonce du projet, les réactions redoutées et stéréotypées ont été immédiates : « C’est pour les filles ! », « Pourquoi on doit rester à l’école une heure de plus ? », « J’ai inscrit ma fille à l’atelier théâtre pour qu’elle apprenne à s’exprimer, je ne vois pas pourquoi vous perdez du temps à la faire danser ! » Malgré ces manifestations de doute, le succès fut au rendez-vous, y compris et surtout auprès des garçons. Que s’était-il passé ? Qu’ont-ils expérimenté, appris ?

Les élèves adolescents se sont dépassés. Physiquement d’abord. Ils sont parvenus à surmonter leurs réticences : une fois que le groupe danse, on suit. Chemin faisant, ils ont découvert qu’un danseur est un athlète de très haut niveau. Ils ont appris à composer avec leurs propres limites, à les surmonter autant que faire se peut par le travail et la répétition, à les accepter avec humilité, et, éventuellement, à trouver le moyen de les contourner. Certains ont appris à assumer, tout compte fait, leur plaisir de s’exprimer à travers la danse. Laura est métamorphosée : adolescente au physique ingrat, son malêtre est patent. Lorsque l’initiation à la capoeira commence, l’enthousiasme le dispute à la gêne, voire à la peur. Elle se cache au fond, sollicite ma présence à côté d’elle. Vient le moment d’entrer dans les défis par deux, elle accepte de s’y prêter, à condition que ce soit avec moi. Nous partageons la prise de risque, toutes les deux sous les regards de tous les autres. Pas après pas, Laura acquiert une assurance certaine, je quitte le centre du plateau pour qu’elle entraine un autre élève dans la danse. Quelque chose est advenu chez elle que tous ignoraient, elle est belle, elle rayonne.

Wassim ne fournit aucun travail personnel, n’a jamais son matériel et soupire dès qu’on lui demande le moindre effort. Mais il surprend tout le monde au moment de la pause : « Allez les gars, on répète ! Sinon, on n’y arrivera jamais ! » Ces ateliers font évoluer l’image que chacun donne de soi, se fait des autres, ils contribuent à la construction de la relation entre l’adulte et l’adolescent, entre les adolescents. Lorsque professeurs et élèves participent ensemble à un Bal Flash, chacun semble plus humain aux yeux des autres.

Ils ont appris à travailler, vraiment, ensemble : pour que la chorégraphie soit harmonieuse, pour qu’elle fasse sens, les danseurs doivent être à l’unisson. Y parvenir exige une somme d’efforts rarement fournie au collège. Effort d’écoute, de concentration, de répétitions. Une fois qu’on y arrive, la satisfaction collective est immense, autant pour les danseurs que pour le public.

Ils ont appris à se concentrer sur plusieurs tâches simultanément, à suivre, quoiqu’il arrive. Pourquoi ? Dans la pratique de la danse, la musique joue un rôle essentiel. Elle stimule, suggère, exige une véritable écoute, elle est impérieuse. Il n’y a donc pas de renoncement possible. Carolyn Carlson souligne le caractère insaisissable de la danse : « La danse est fugitive. Elle vit et meurt dans l’instant. On ne peut donc pas rater une seconde1» Si on se laisse aller, la sanction est immédiate, on perd le fil, on manque un pas ; si on perd son centre (de gravité), on chute. Ceux que les sanctions scolaires laissent de marbre comme Wassim font tout leur possible pour éviter celle-là qui, pourtant, n’a rien de punitif : elle est juste la trace d’une erreur passagère, l’invitation à recommencer, à faire mieux.

QU’EST-CE QUI EST EN JEU ?

Les élèves s’investissent et progressent. Pourquoi ?

Celui qui danse ou observe les danseurs lit et utilise différents langages simultanément, et littéralement. Joëlle Pijolat, enseignante en CLIS (classe pour l’inclusion scolaire), explique qu’un projet danse mené sur la durée construit, éduque le regard de ses élèves en très grande difficulté. Ils développent leurs capacités d’observation, prennent conscience des lignes et des volumes dans l’espace. Ils acquièrent confiance en eux. Leur représentation graphique de la ville, à l’issue du projet, témoigne de progrès considérables.

D’où l’hypothèse suivante : la danse est une forme de langage multiple qui fait vivre les apprentissages : on compte, on dessine des figures géométriques dans l’espace, on imagine, etc. Elle contribue à développer diverses compétences et la faculté de les articuler, de s’appuyer sur celles qui sont acquises pour renforcer les autres. Lire et utiliser différents langages serait alors primordial, non comme supplément d’âme, mais pour développer les facultés cognitives. La danse place à tout instant l’élève dans une situation d’apprentissage complexe.

UN SINGULIER COLLECTIF

Que se passe-t-il lorsque nous dansons ? La danse articule étroitement le singulier et le collectif. Elle permet à l’élève sujet d’exister dans un groupe, elle lui donne un rôle, une place, et même un langage : celui de son corps par lequel peuvent advenir le verbe et l’écrit. Et surtout, elle apaise les relations, elle donne à voir un groupe hors danger, dans lequel chacun se met au service de l’autre : un idéal groupal. La danse dit que l’altérité n’est pas une menace, qu’elle est un appui qui emmène vers du savoir singulier et collectif. Ils l’ont fait, nous l’avons fait, ensemble, et nous en sommes sortis grandis.

Un constat s’impose : la danse éclaire mes élèves. Elle a illuminé leurs regards et leurs visages lorsque 260 professeurs et élèves ont repris à l’unisson la chorégraphie du Bal Flash d’Hervé Koubi dans la cour du collège, quelques semaines après les attentats de Paris. La danse a fait réapparaitre les sourires effacés par l’actualité.

Et l’avenir, tout à coup, nous semblait moins sombre.

Muriel Lacour
Professeure de français, collège Le Pré-des-Roures, Le Rouret (06)

Bibliographie

Joëlle Pijolat, Regardez comme ils dansent, DVD CRDP, académie de Lyon, 2004.

Jacques Lecoq, Le corps poétique : un enseignement de la création théâtrale, éditions Acte Sud, 1999.

Notes
  1. Thierry Delcourt, Carolyn Carlson, de l’intime à l’universel, éditions Actes Sud, 2015.