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« Ce qui pousse d’abord à apprendre, c’est le plaisir »

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Photo C. Hélie – Gallimard

Annie Ernaux est sans doute un des auteurs majeurs de notre temps. La lecture de son œuvre ne manque pas d’être éclairante pour les enseignants qui voudraient notamment réfléchir à ce que peuvent être les fractures sociales et culturelles. Et son livre Les Années (Folio, 2010), évoqué ici, est une chronique passionnante qui nous mène au XXIe siècle dont il est question dans ce dossier.

Quand on écrit un ouvrage comme Les Années, qu’est-ce qu’on « apprend » sur soi et sur le monde en l’écrivant ?

Mon premier réflexe devant cette question a été de répondre : rien. De passer aux autres questions. Parce que (et c’est sans doute la raison de la mise entre guillemets du verbe !), au sens strict, il est rare, je crois, qu’on « apprenne » quelque chose au cours de l’écriture. C’est Gaston Bachelard, je crois, qui disait « je ne découvre pas, je retrouve ». Il y a beaucoup de cela, dans mon travail d’écriture, très fondé sur la mémoire et le décryptage de la réalité. En même temps, j’ai conscience de produire au fil de l’écriture une forme de connaissance, de savoir sur le monde et sur l’individu qui m’échappe et échappe même à la visée de mon entreprise (celle que j’ai assignée explicitement aux Années : inscrire une vie de femme dans l’Histoire, et dont la nature et la « valeur », dirais-je, ou l’efficacité, me sont données par les réactions des lecteurs, pas avant, pas en écrivant).

Cela dit, je m’interroge : n’y a-t-il pas une relation, voire une équivalence, entre ce que découvre le lecteur des Années et ce que je ressentais, mais sans l’élucider, sans avoir aucun désir de l’élucider au cours de l’écriture ? On connait le propos de Marx, « les hommes font l’Histoire et ils ne savent pas l’histoire qu’ils font », eh bien il me semble qu’en écrivant, je vérifiais constamment la « vérité vécue »  de cette phrase et que, paradoxalement, je « dominais » cette Histoire collective, vécue la plupart du temps dans l’inconscience, par la figuration de son écoulement et la résurrection du quotidien passé. J’ai découvert, au fur et à mesure de l’écriture, (c’était la seule jouissance de ce travail difficile) la possibilité d’une maitrise du temps, d’une domination de l’irréversibilité du temps par l’écriture ressuscitante, non de moi seule, de ma vie uniquement, mais du temps commun. C’était aussi la découverte merveilleuse d’un agrandissement de ma propre mémoire dans sa fusion avec celle des autres au travers des objets, des pubs, des évènements, voire d’un élargissement étonnant (et perturbant) de l’existence dans l’acceptation de la perte totale du « je », dans le « elle », le « nous » et le « on ». L’écriture de presque tous mes livres a été, chaque fois, une expérience singulière, obsessionnelle, vitale, mais Les Années plus que les autres.

Qu’est-ce qui, dans votre vie, vous poussait à apprendre, à « savoir », à avoir des connaissances, et, au contraire, qu’est-ce qui faisait obstacle à cette « pulsion » ou aspiration ?

D’après des images du souvenir, je vois en moi, vers 5 ans, un grand désir d’aller à l’école et ce désir est encouragé par mes parents. Je voulais tellement savoir lire ! Une femme riche dont une sœur de ma mère était la dame de compagnie m’abreuvait de livres d’enfants anciens dont je souffrais réellement de ne pouvoir regarder que les illustrations. Comme nous venions de déménager, que mes parents cherchaient un nouveau commerce et que j’étais de santé fragile, je ne suis allée finalement à l’école qu’à 5 ans et demi, conduite par mon père sur la barre de son vélo ce premier jour, comme il le fera tant de fois par la suite. Il existait chez mes deux parents une sacralisation de l’école à laquelle ils avaient été arrachés pour être mis au travail à 12 ans. Ma mère, en plus, à la différence de mon père, était une grande lectrice, j’ai donc grandi aussi dans la sacralisation de l’imprimé, livres, journaux, dictionnaire (elle m’a acheté le Petit Larousse, avec ses merveilleuses pages roses, à 8 ans) et dans la certitude que la lecture, quelle qu’elle soit, était source de savoir, bref, la plus essentielle des occupations. D’où cette impression aujourd’hui que mon enfance a été une lecture ininterrompue. Dans un environnement à cent lieues de la culture dominante, il est évident que ces valeurs de l’école et de la lecture portées par la parole parentale ont été des phares qui m’ont guidée inconsciemment. Assurément, j’aimais apprendre et je savais que mes parents aimaient que j’aime apprendre… Me revient une anecdote : à l’entrée en 6e, la directrice de l’école (privée) est entrée dans la classe, a demandé qui ferait du latin. Sans avoir consulté mes parents, qui n’étaient pas au courant de cette possibilité, j’ai levé le doigt, avec quelques autres élèves, je trouvais formidable de pouvoir apprendre le latin en plus de l’anglais et j’étais fière de rentrer à la maison en apportant la nouvelle ! Il allait de soi que mes parents seraient contents. Sauf que ces cours-là étaient en sus, facturés fort chers, mais ma mère, détentrice de l’argent, n’a jamais rechigné à payer, encore moins reproché une décision que j’avais prise toute seule.

Il va de soi que le gout de savoir n’est pas pur et que d’excellents résultats m’octroyant continument les compliments et l’estime des enseignants l’ont conforté tout au long de ma scolarité. Résultats qui, par ailleurs, me vengeaient d’être une fille d’épiciers, « mal éduquée », dans une école de privilégiés. Tout cela est détaillé, montré dans Les Armoires vides.

Les obstacles à ce désir de progression dans la connaissance, je les vois à deux moments de mon parcours scolaire. D’abord, à 12 ans, dans le traumatisme causé par la scène de violence (mon père pris de folie voulant tuer ma mère) que j’ai racontée dans La Honte. L’obsession de cette scène, la honte et le poids du secret s’interposaient entre les apprentissages, les lectures et, pour la première fois, il me semble avoir dû fournir un effort jusque-là inconnu pour apprendre. Mais si l’importance de ce moment est extrême dans ma mémoire, son incidence sur mon gout de l’étude a été bref, peut-être même bénéfique (même si je ne souscris pas totalement au « tout ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort » de Boris Cyrulnik). Il en va tout autrement, et gravement, pour la période d’adolescence et de postadolescence, dans laquelle se sont conjugués des facteurs de dissolution du désir de connaissance et qui sont liés absolument à la condition de fille, et de fille dans une époque donnée, où le mariage et la maternité (incontrôlable) sont des horizons obligatoires, à la fois désirés et redoutés. Le désir d’amour romanesque, présent dans toutes les conversations et les préoccupations des compagnes de classe, m’avait envahie, « sortir avec un garçon » était la valeur qui supplantait les autres, avec ce qu’elle suppose de souci de plaire, donc de futilités, de rêves, de peur, en un mot d’occupation de l’esprit, et du corps bien entendu. Les études paraissaient un sacrifice de la féminité et d’un temps précieux pour l’amour, qui ne reviendrait pas. Sans la lecture du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, en philo, je ne sais ce qui l’aurait emporté, du conformisme féminin ou du désir de progression intellectuelle. Et, encore aujourd’hui, je pense que la force d’obscurcissement de schémas ancrés dans l’inconscient des femmes, exploités par la publicité, Elle ou Gala, est toujours puissante.

Au XXIe siècle, qu’est-ce qui favorise l’acte d’apprendre, notamment chez les jeunes, et, à l’inverse, qu’est-ce qui le contrecarre ? Doit-on être nostalgique ? Peut-on rester optimiste ?

Il faut, je crois, éviter de parler des jeunes en général, il y a une différence de taille entre un garçon ou une fille de 15 ans d’une famille de sept enfants, dont les parents sont des primo-arrivants en France et un, une autre, enfant unique d’un couple parisien de cadres moyens. Or, ce qui pousse d’abord à apprendre, c’est le plaisir, lequel, en retour, permet de fournir l’effort toujours nécessaire, qu’il soit de mémoire ou d’attention. Si l’école, dès le primaire, est un lieu où on fait l’expérience de l’échec, du « je suis mauvais », « je n’y arrive pas », un lieu pas hostile mais bizarre, parce qu’il ne fait pas appel du tout à votre monde originel, le cout de l’apprentissage est trop grand et le plaisir ne vient que de s’amuser avec les autres qui sont dans la même situation. Les classes intenables sont l’illustration même d’une inversion du plaisir d’apprendre par celui de rire et chahuter ensemble. Le système scolaire français continue plus ou moins de se fonder sur la transmission, tôt, de connaissances abondantes et abstraites aboutissant à une sélection des meilleurs (qu’on continue de dire « la 1re » pour la classe d’avant le bac est significatif) et sur un profil d’élève, sinon de famille favorisée économiquement ou culturellement, du moins de bonne volonté, comme l’a été la mienne. C’est un schéma de l’école repensé selon la réalité sociologique des élèves et aussi leur réalité psychologique qui peut favoriser leur gout de l’étude, leur curiosité. Je suis allée, il y a deux ans, dans une classe de 1re économique et sociale d’un lycée de Cergy où le professeur de français avait fait écrire les élèves, à partir d’un de mes textes, Journal du dehors, sur leur environnement immédiat, en joignant des photos, avec pour objectif, plus tard, la création d’un journal. J’ai rencontré là des filles et des garçons, certes remuants, mais d’une vivacité intellectuelle et d’une curiosité largement aussi grandes que dans les classes du début de ma carrière d’enseignante.

Le monde a plus changé en cinquante ans que pendant plusieurs siècles. Sans en être très conscients, nous, les adultes, ne cessons de changer aussi de toutes les façons, le présent et le plaisir immédiat (de la consommation, des échanges relationnels, des possibilités offertes par le numérique) ont pris une place qu’ils n’avaient jamais eue. Mais, curieusement, nous ne sommes sensibles qu’à la vision de cette mutation renvoyée par les jeunes. Les incantations à l’école de Jules Ferry ont quelque chose de surréaliste, il faudrait nous imaginer vivre dans le monde d’avant la guerre de 14. À la vérité, il me semble que l’enseignement continuera d’assurer sa fonction de transmission des connaissances, des œuvres, d’une mémoire de la France, mais devra le faire sous des formes nouvelles.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk

Un article paru dans notre n°500 :

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N°500 – Apprendre au XXIe siècle
Apprendre est difficile, un peu mystérieux, parfois douloureux ; c’est aussi un plaisir, un enrichissement, une voie pour l’émancipation. Comment a-t-on appris ce que l’on sait, à quel endroit l’a-t-on appris ? Pour ce numéro exceptionnel, une question qui, au-delà de l’école, concerne tous les adultes qui contribuent à l’éducation des enfants.