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La part de l’autre

L’atelier théâtre du lycée Cassin fonctionne depuis sa création en 2011 sur un double partenariat (Scène nationale et compagnie théâtrale locale) et s’inscrit dans l’axe culturel du projet d’établissement : financé par le lycée et la maison des lycéens, cet atelier permet chaque année à dix-sept élèves de construire « quelque chose de soi » dans le cadre d’une éducation artistique dans et hors les murs de l’école. Cinq ans maintenant que nous fonctionnons dans cette relation-là, cinq années d’approche mutuelle, d’enrichissements qui ne vont pas d’emblée de soi mais qui nécessitent une cassure de nos propres représentations d’adultes autour du rôle du comédien, mais aussi de l’enseignant.

La part de l’autre. Tout pourrait se résumer dans ce superbe titre emprunté à un bestseller d’Éric-Emmanuel Schmitt. Un partenariat entre artiste et enseignant, c’est un peu une alchimie complexe, une relation stimulante qu’il faut rétablir chaque année autrement pour avancer ensemble. Il ne faudrait pas réduire ce duo à un travail construit en parallèle ni à un rôle de figuration timide pour l’enseignant.

Le partenariat conjugue deux espaces conjoints : celui de la limite et celui du carrefour des savoir-faire, mais aussi des représentations. Il s’agit bien de trouver, pour les deux partenaires, l’équilibre de ce jeu en duo, dans une approche constante de l’autre sur la scène pédagogique.

Des espaces qui se découvrent

Pas d’éducation artistique pour nos élèves sans pratique artistique.
Au lycée, les mercredis d’atelier, il m’a fallu apprendre à devenir professeure d’atelier théâtre, à travailler avec Ludovic Estebeteguy, le comédien, la transmission à deux voix et à deux corps pour permettre à l’élève de sortir de sa gangue, de devenir un adolescent émancipé par la culture du plateau.

Les repères se brouillent très vite, se fondent au fil des semaines autour d’une nouvelle casquette dont les contours s’esquissent doucement : ne plus être l’enseignante de français qui réduit la pièce à jouer à un support de lecture et d’analyse pour une épreuve de baccalauréat, mais regarder les élèves autrement et apprendre à observer tout ce qui change dans ce nouvel espace. Madame Rossignol devient doucement Isabelle, un corps en mouvement qui s’approprie sa propre enveloppe charnelle pour transmettre. L’enseignant n’est pas là pour regarder ni pour prendre la place d’un comédien qu’il va vite juger intrusif. Il lui faut saisir l’occasion de faire de ce partenariat le lieu d’un renouvèlement, celui de ses élèves, de leur être et de leurs savoirs, mais aussi de son propre métier, qu’il enrichit forcément. Je pratique le théâtre amateur depuis ma jeunesse et je n’ai jamais douté de l’apport de ce dernier sur ma pratique de classe et sur mes réflexions de formatrice.

Le plus important, au-delà de la fameuse représentation de fin d’année qui ravit parents, collègues, proviseurs, ne réside-t-il pas dans ce détour à rebours de la posture de la classe, dans ce facteur humain indescriptible qui a changé nos élèves au fil des séances ? À coup sûr, ils ont appris à prendre des risques, à mesurer l’importance de la choralité, à écouter et à faire confiance à un adulte autre.

Trente-sept heures d’interventions ponctuées de mercredis où je travaille seule, non sans avoir fixé au préalable avec Ludovic ce qu’il reste à faire pour avancer : les pousser à proposer des mises en jeu de leurs personnages pour qu’il puisse, le mercredi d’après, partir de leurs propositions, leur apprendre à aimer le personnage de papier qu’ils incarnent, sans le juger, sans se juger. Être là tous les mercredis dans cette envie d’être là, avec eux : une passion se communique et se partage toujours à condition que les adultes s’engagent.

Alternance de points de vue, de conseils différents, chacun à sa place dans l’agenda de l’atelier théâtre ; pas de caricature de l’enseignante qui exécute ce que l’artiste a prévu, la tête d’un côté et les jambes de l’autre, non.

Le corps comme miroir de l’autre

Tout ne va pas de soi. Les rapports humains s’émoussent, s’érodent ou se confrontent parfois. Il arrive que l’égo de l’artiste se heurte à celui de l’enseignante dans la distribution proposée ou dans l’interprétation d’une scène : de la confrontation nait toujours la richesse du débat, de la recherche du consensus l’évolution de nos postures réciproques.

Au comédien de nous faire confiance, car il n’est pas toujours facile de gagner sa place : les élèves de l’atelier sont souvent les nôtres, ceux de la fameuse salle de classe ; ils nous ont suivis, nous ont fait confiance dans l’aventure mais nous voient toujours, lors des premières répétitions, comme un maitre. À nous de leur offrir une posture nouvelle qui complète la première, celle de l’adolescent hors les murs, en jeu sur le plateau : exprimer avec le corps dans les séances de training, travailler cette enveloppe devenue difficile et encombrante comme de la matière, juste pour dire que l’on est tous embarqués sur le même plateau ! Se mettre en jeu nous aussi avec eux, ne pas rester en position de spectateur et apprendre, au fil des séances, à leur révéler quelque chose sur eux-mêmes, autrement, comme l’enfant qui découvre son corps dans un miroir.

Il faut apprendre à se taire, à ne pas professer quand le comédien intervient, que le groupe l’écoute et échange avec lui. Observons sa pratique des jeunes, de leur fragilité, car nous l’avons choisi en connaissance de cause pour notre partenariat, en raison de son souhait motivé d’un rapport aux adolescents qui n’est pas la condition première du métier d’artiste.

Numéro d’équilibre qui en appelle à notre capacité à ne pas faire la leçon, à décloisonner pour découvrir au fil des séances une expérience intense et unique en dépit des années : le texte devient malléable au contact de nos jeunes qui cherchent leur personnage, qui se découvrent ou se révoltent derrière le masque du théâtre, nouvelle rencontre avec eux-mêmes, avec nous aussi.

La liberté s’invente et se tisse dans ce cadre sensible tissé conjointement par l’artiste et le professeur, j’en demeure convaincue.

« Je est un autre. »

Isabelle Rossignol
Professeure de lettres, lycée René-Cassin, Bayonne