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La configuration et la salade

C’est une trivialité que de penser l’acte d’éduquer comme une activité complexe. Elle est traversée par ce que les philosophes appellent des apories. Ce ne sont rien d’autres que des contradictions associées dans l’agir, qui conduisent les éducateurs à toujours rechercher des équilibres instables.

L’une d’elle est merveilleusement expliquée par Daniel Hameline sous le nom du Domestique et de l’Affranchi (éditions Ouvrières, 1977). Pour éduquer, doit-on plutôt faire entrer dans une culture, des normes et habitudes ou, au contraire, aider le sujet à émerger, favoriser les émancipations ? Dans les faits, cela correspond à ce que nous appelons ici la pédagogie de la configuration et celle de la salade.

La pédagogie de la configuration voit l’éducateur, et plus spécifiquement l’enseignant, organiser sa classe et ses cours de telle manière qu’ils visent à faire acquérir des pratiques expertes. Pas de place aux tâtonnements et aux recherches, il est principalement demandé aux élèves de reproduire ce qui leur est demandé. Quand on se retrouve dans de telles classes, on observe une posture de l’enseignant bien spécifique : interventionniste, importante et première. Les élèves sont essentiellement dans de l’exécution de consignes, qui sans être expliquées de manière autoritaire, ne laissent pas de place au doute : il s’agit de faire pareil.

Se laisser conduire

On assiste alors à quelques résistances au départ, parce que les élèves n’ont pas forcément choisi ce qui leur est demandé, parce qu’ils n’en comprennent pas toujours le sens non plus. Mais progressivement, ils s’y font, trouvent leurs repères et arrivent même à savourer le confort que de se laisser conduire par cette succession d’injonctions pensées par un enseignant qui dicte et accompagne ce que l’école attend.

La pédagogie de la salade est celle qui sait que, pour sa croissance, une salade n’aime pas d’être tirée par ses feuilles, mais au contraire demande du soin, de la protection, de l’entretien, de l’arrosage patient, de la bienveillance, parfois même de l’encouragement, certains diront de l’amour. C’est en somme une pédagogie du care comme le diraient les anglophones. Dans les classes ou les cours, une pédagogie de la salade se reconnaît aux fortes pratiques d’activités créatives. On demande principalement aux élèves de développer des postures d’auteur de leurs productions, l’enseignant adoptant des dynamiques de soutien et d’accompagnement. Ce qui prime est « l’émergence du sujet », c’est-à-dire le fait que les élèves deviennent petit-à-petit conscients de leurs propres existences, pour ensuite les prendre en main de manière autonome et responsable.

Des élèves passifs…

La pédagogie de la configuration n’est pas à souhaiter tant elle développe le retrait, l’apathie et l’assistanat. Rien d’étonnant à ce que les enfants qui la rencontrent depuis leurs premières classes maternelles deviennent ensuite des élèves passifs. Ils sont alors reconnaissables parce qu’au moment où ils entrent en classe, ils attendent systématiquement les consignes de l’enseignant avant de développer toute forme d’engagement. Ce sont peut-être les mêmes qui, lorsqu’on leur propose de participer à un projet quelconque, demandent si la réalisation sera notée.

C’est certainement une forme de militance que de penser que nous n’avons pas besoin d’adultes conformes et passifs, que les métiers contemporains nécessitent tous de fortes capacités d’adaptation, ne serait-ce que pour savoir travailler avec d’autres. L’argument que la pédagogie de la configuration est très adaptée aux jeunes enfants, parce qu’ils ne connaissent encore rien au monde, ne tient pas plus que ceux de certains tenants de la philosophie qui préconisent une maîtrise préalable « des humanités » avant d’espérer développer quelconque pensée par soi-même.

… ou égoïstes?

La pédagogie de la salade n’est pas plus à souhaiter tant elle suscite chez les enfants le leurre de leur puissance sur le monde. Naître c’est aussi se présenter dans
un environnement qui n’a pas attendu notre venue pour exister et se développer, et qui n’a pas forcément besoin de notre présence pour durer. Être éduqué, comme l’explique très bien Oliver Reboul (dans La philosophie de l’éducation, publié aux PUF, Coll. «Que sais-je ?» en 1989), c’est entrer progressivement dans une culture qui nous est apportée, se l’approprier par de la transmission. La culture devient alors une sorte de lunettes dont les verres correcteurs permettent de mieux voir le monde qui nous entoure.

Pour participer au progrès de nos sociétés, vers davantage de justice sociale, d’équité et d’attention aux plus fragiles, nous n’avons certainement pas besoin d’adultes habitués à ce que l’on se soucie d’eux en premier, centrés sur leurs émotions et incapables d’altruisme élémentaire. C’est certainement le rôle premier de l’école que d’éduquer à la responsabilité, le fait d’accorder au moins autant d’importance à ses intérêts qu’à ceux de l’autre, même et surtout si cet autre est différent, frêle et en apparence indigne.

Oxymore ou sublimation

Les pédagogies de la configuration et de la salade sont donc tout autant nécessaires et problématiques. Juxtaposées, elles forment un oxymore. Seules, elles ne valent rien. Combinées, elles sont sublimées. C’est donc bien dans l’équilibre et le milieu que la pédagogie se situe. Pour, à la fois, faire entrer dans une culture, des habitudes et de la civilité ordinaire, et participer à la construction des personnes, douées de singularité et d’ouverture à l’autre. Une pédagogie humaniste serait donc celle qui configure et encourage pour que les jeunes disposent des codes leur permettant de bien trouver leur place dans le monde tout en s’étant construits la fermeté intérieure les autorisant à le changer.

Sylvain Connac
Maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université Paul-Valéry de Montpellier, membre du comité de rédaction des Cahiers pédagogiques