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« Dans les marges, le désir de progresser »

A travers votre livre, on devine une histoire forte entre le numérique et vous. Presque quelque chose qui vous aurait révélé. Où avez-vous rencontré l’informatique ?

ghislain_domine_2_petit.jpgA l’école, lors du plan informatique pour tous. Vous savez, le Logo, la tortue… J’étais en CM1, CM2. C’était un bonheur, le samedi matin, de lancer des lignes de code. C’était magique aussi, de voir des formes se dessiner. Cela m’a donné envie de faire la même chose avec des legos : j’avais demandé un robot au père noël, je rêvais de le commander avec des programmations, sur mon TO7. Mon robot n’a pas bougé d’un centimètre, mais j’ai alors fait des maths sans le savoir : c’est une bonne méthode pour mêler l’analogique et le numérique.

C’est là qu’est née votre envie de faire entrer le numérique dans la classe ?

Une certaine utilisation du numérique que j’ai beaucoup pratiquée ensuite est plutôt née en fac, dans mon cursus histoire et archéologie. On utilisait des ordinateurs pour faire des schémas, pour traduire du grec mais surtout pour communiquer avec des profs sur place, à l’autre bout du monde. J’ai encore des classeurs avec les échanges avec eux d’ailleurs. Et je pense qu’ensuite j’ai voulu placer mes élèves dans la situation où j’avais été pendant mes études : qu’ils aient toujours à aller chercher eux-mêmes l’information, qu’ils soient en challenge avec moi. Les TICE permettent ça, de remonter à la source, sur Gallica par exemple, de transformer en chercheurs, de convaincre que rien n’est acquis, que le savoir évolue.

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On se dit au premier abord qu’il faudrait des classes suréquipées et un enseignant surinvesti pour faire cela !

Justement, le mieux, c’est plutôt une entrée discrète des outils dans les méthodes, avec la maitrise de l’enseignant et des élèves. Et les liseuses par exemple sont peu chères et bien adaptées pour sauvegarder les travaux d’élèves. Et puis le stade suivant, c’est d’utiliser le numérique comme moyen de diffusion. Ensuite arrive la possibilité de développer les échanges entre les élèves, en montrant les travaux des uns, des autres et en faisant réagir. A ce moment-là on peut décider d’ouvrir à des sources autres, et ailleurs que dans la classe. Et là, travaillent l’esprit critique, la coopération, la démarche scientifique aussi, qui amène à valider une information. Cela destabilise des élèves, il faut en être conscient.
Le stade ultime serait de transformer la classe en atelier, où on expérimente sans attendre que les élèves travaillent à la maison (sinon les bons élèves continuent de réussir beaucoup mieux). Si l’on peut changer quelque chose, c’est dans la classe, pas à la périphérie : à mon sens, il faut être là pour aider les élèves à passer leurs caps, avec la formation entre pairs.

A vous lire, on a l’impression que les outils restent toujours au second plan.

Ce n’est pas qu’une impression. Ce qu’il faut avant tout, c’est embarquer les élèves, dans une histoire, des scénarios, pour faire marcher à fond leur imagination, les voir ouvrir des enquêtes, chercher des indices. Pour entrer dans l’Histoire, le mieux c’est de devenir tour à tour un citoyen romain, un gaulois ou le Roi Soleil. Cela oblige les élèves à se documenter, à se lancer sur les pistes du savoir. Certains de mes cours sont devenus des livres dont vous êtes le héros, avec le numérique qui nous a par exemple permis de contacter à distance un passant à Versailles au moment du cours sur Louis XIV, ou une journaliste américaine le jour où l’on était en train d’étudier un espace rural en Californie. Mais pour cela il faut aimer surprendre les élèves, aimer varier les approches aussi. Et aimer être surpris soi-même car parfois ce sont les élèves qui lancent le « chiche, monsieur ? ». Ce m’était assez naturel, quand j’y repense : j’ai l’impression qu’être enseignant a avant tout été pour moi un prolongement de mes propres émois et de mes propres intérêts.

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Est-ce que ce n’est pas quand même un peu destabilisant pour les enseignants et pour les élèves tout cela ?

Oh, la mise en danger ne vient pas tout de suite. Au départ, on balise fermement. Mais oui, cela suppose de s’intéresser aux outils que nos élèves utilisent, à ce qu’ils en font. Et je peux vous dire que s’ils s’en servent finalement en classe pour travailler, c’est que l’on a fait beaucoup de chemin avec eux… Mais c’est bien cela, l’objectif : c’est qu’à la fin ils puissent continuer seuls.
Ceci dit, on doit pouvoir faire la même chose, les recherches, les échanges, sans outils et au sein de la classe. Simplement, avec les outils on peut ouvrir plus largement, aller plus vite. Ceci ne tue pas cela, comme le dit Régis Debray, le cinéma n’a pas tué la lecture, le numérique n’a pas tué le papier. Le but du jeu, c’est d’impliquer des médiasphères, la radio, internet, le livre. Les élèves oublient très vite qu’ils utilisent le numérique. Et les médias ne sont que des prolongements du réel, des éléments qui démultiplient la main

En prolongement de votre livre, avez-vous un conseil à ajouter ?

J’insisterais bien pour dire que seul, c’est impossible ou au moins douloureux à mettre en place, ce genre de changement. Quand on est seul, on doit se justifier, sans cesse démontrer le bien-fondé de ce que l’on fait. Pour se lancer, le mieux, c’est peut-être de laisser trainer ce livre en salle des profs ou des maitres, qu’il soit annoté, qu’on se le prête, qu’il amène les gens à partager leurs expériences, leurs avancées jusqu’à une entraide ensuite. Il est besoin aussi d’être soutenu par le chef d’établissement, pour légitimer, ne pas marginaliser. On ne doit pas avoir un prof innovant, mais une équipe, un établissement innovant. Sinon, le projet meurt avec l’enseignant lorsqu’il part, ou avec son épuisement s’il reste…
Au passage, je ne me sens pas vraiment innovant. Je veux bien reconnaitre une revitalisation de ce qui existait, comme la correspondance ou l’imprimerie chez Freinet. Je veux bien aussi me reconnaitre un gout pour la marge : je trouve que c’est depuis les marges que l’on comprend le mieux ce qui se passe au centre. On y est toujours dans les échanges, pas coincé par les inerties. Et dans les marges, ce que je trouve palpitant, c’est que ce ne sont pas des zones de confort intellectuel et que je peux y cultiver le désir toujours, toujours, de progresser. De ne pas en rester là.