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Une battle poétique dans un lycée professionnel

C’est dans le cadre d’un projet artistique et culturel interdisciplinaire, touchant l’ensemble du lycée du Sacré-Cœur à Paray-le-Monial, que s’est inscrit notre projet Pour faire découvrir des poèmes de la négritude. Les élèves de l’établissement font face à de réelles difficultés lexicales et grammaticales qui les freinent dans leur apprentissage et la découverte de nouveaux objets littéraires. La poésie est bien loin de leurs centres d’intérêt, trop peu familière ; ils ont du mal à la comprendre et à se l’approprier.

La problématique du projet était donc la suivante : comment capter l’attention, accrocher nos élèves à la poésie et en particulier aux poèmes de la négritude ? Nous avons imaginé un concours entre toutes les classes de terminale qui doit amener les élèves à apprendre des poèmes pour les mettre en scène. La joute verbale est remplacée par le terme « battle  » qui a plus de sens, plus de dynamisme auprès des jeunes.

Le concours se déroule sur une scène, celle du théâtre municipal, face à toutes les classes de terminale. Les techniciens du théâtre Sauvageot ont apporté aux élèves leurs compétences scéniques pour les différentes représentations, plans de feu, vidéos, son, etc. Cet aspect technique n’est pas négligeable. Cela a permis d’élargir le projet aux aspects techniques et ainsi accrocher plus d’élèves.

Les poètes de la négritude

Cette battle est l’aboutissement d’une séquence de français consacrée aux poètes de la négritude. Les élèves ont étudié les poèmes « Femme noire  », « Joal  » et « Poème liminaire » de Léopold Sédar Senghor (Chants d’ombre et Hosties noires), « Le bon nègre » d’Aimé Césaire (Cahier d’un retour au pays natal), « Afrique  » de David Diop (Coups de pilon) et « Nous les gueux » de Damas (Black Label).

La séquence a commencé par une présentation des photographies de la battle de l’année précédente. Cela a eu un double effet. D’abord, une identification avec des participants qu’ils connaissaient. Et puis un questionnement : « Qui a gagné ? », « Qu’est-ce qu’il faut faire ? », « C’est quoi la négritude ? » La réponse fut simple : « Ce qu’il faut faire, c’est choisir un poème étudié durant la séquence et le mettre en voix, en scène, user de votre imagination pour le faire vivre, le danser, et partager ce que vous allez comprendre de ces poèmes. Vous avez une liberté totale. » Cette brève introduction nous a paru primordiale pour les accrocher et les impliquer. Si d’autres avaient pu le faire, pourquoi pas eux ?

À la fin de la séquence, à l’approche annoncée de la battle, une tension se crée et la discussion s’engage. Le choix est difficile, les élèves doivent collaborer pour réaliser un projet qui leur tient à cœur, et partagent leur ressenti et ce qu’ils ont envie de mettre en voix. Certains n’hésitent pas à prendre position pour le poème de Damas auquel ils s’identifient, « parce que c’est nous les gueux » ! D’autres sont touchés par la beauté du corps de la femme, allégorie de l’Afrique. Selon l’investissement des élèves, une présélection est faite en amont dans les classes qui choisissent leurs champions. Ce fut le cas en terminale option restauration où plusieurs groupes ont présenté leurs projets, et pour lesquels un concours interne a été organisé. D’autres classes, à petit effectif, ont choisi de se lancer collectivement dans l’aventure.

La préparation

Le choix du poème et du groupe étant arrêté, les élèves ont du temps pour affiner leur projet, la mise en voix, la mise en scène. Ils sont aidés d’une fiche critère élaborée par les professeurs de français, d’arts appliqués et de sport. Cette fiche servira de point d’appui au jury pour rendre sa décision. Une réflexion fait l’objet d’un travail en plusieurs étapes, en cours mais surtout dans le cadre d’ateliers encadrés durant lesquels les élèves discutent, échangent, imaginent, pour finalement concrétiser et ajuster leurs idées. Ainsi la classe de terminale optique a élaboré une mise en scène complexe alliant danse et musique ; le poème de Damas est rythmé par des percussions et un saxophone joués par les élèves eux-mêmes. Cette préparation est aussi l’occasion d’aborder les aspects techniques de la représentation, permettant d’impliquer les adolescents trop réservés pour monter sur scène. Un professeur habitué des représentations théâtrales intervient ensuite auprès des groupes pour expliquer et aider à l’élaboration des plans de feu. Les groupes peuvent alors répéter plusieurs fois avant le jour du concours, affinant les aspects techniques avec l’aide des techniciens du théâtre qui, jouant le jeu, guident les élèves.

La battle

Le jour J, dans la cour, l’effervescence est perceptible et attise la curiosité des élèves qui n’assistent pas au concours, nos futures classes de terminale ! Tous les participants étaient présents, certains portant des banderoles ! Quelques classes de première bac pro ont demandé à leur professeur d’assister à cette fameuse battle, un évènement dans l’établissement. Un journaliste était là pour témoigner de l’aventure. Le jury, composé des personnels de direction, d’un professeur d’arts appliqués et d’un comédien professionnel s’installe au balcon, attendant l’entrée en scène des concurrents. Celle-ci se fait par tirage au sort. La préparation de la scène est rapide et efficace. Tous les lycéens sont en ébullition pour soutenir leur groupe, ils font preuve de reconnaissance du travail de leurs camarades concurrents.

La battle est lancée : un groupe a intégré un poème de Senghor dans un rap composé par l’un d’entre eux ; un autre, féminin, a chanté ce même poème accompagné d’une guitare ; un troisième a imaginé une saynète inspirée d’un jeu télévisé pour mettre en avant leur culture et leurs connaissances sur la négritude. Les gagnants ont combiné chant, danse et mise en scène pour interpréter le poème de Damas « Nous les gueux ». Dans ce groupe, trois jeunes filles d’origine maghrébine se sont complètement investies, allant jusqu’à créer leur propre costume ! Elles ont crié haut et fort cette révolte des gueux.

Un projet, et au-delà

Aujourd’hui, ce projet est devenu central et efficace pour appréhender dans toutes ses dimensions la lecture poétique, objet bien compliqué à aborder dans le cadre d’un lycée professionnel. L’évènement est attendu.

Il nous semble que plusieurs éléments jouent en faveur du succès renouvelé du projet : les élèves ont pour modèles leurs pairs, d’autres eux-mêmes qui avaient réalisé ce projet les années précédentes. Ils peuvent se projeter dans un avenir possible. En leur laissant une grande liberté, nous leur faisons confiance, et ils y sont sensibles. Ils peuvent apporter à notre enseignement des éléments d’expression personnelle qui les impliquent. Leur monde est pris en compte. L’aventure est collective. Elle renforce le sentiment d’appartenance à un groupe. Chacun peut tirer du projet des éléments dans lequel il peut s’investir. Enfin, la dimension ludique, la battle qui les renvoie à leur propre univers culturel, dédramatise la présence sur la scène d’un théâtre dans lequel bien peu ont l’habitude d’aller.

Sabrina Aublanc, Nadia Durand
Professeurs en lettres-histoire, lycée du Sacré-cœur, Paray-le-Monial