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Un dossier pour aborder à la fois les écrits nativement numériques, mais ouvert aussi à l’objet livre (numérisé) et au manuel numérique, ainsi qu’à des projets interdisciplinaires.
Coordonné par Yaël Boublil, professeure de lettres au collège Jean-Baptiste-Clément à Paris, membre du Giptic et formatrice pour les lettres, l’histoire des arts et le numérique dans l’académie de Paris, et Jacques Crinon, professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-Est Créteil, membre du comité de rédaction des Cahiers pédagogiques.
Avant-propos des coordonnateurs
Lire et écrire avec le numérique : une évidence aujourd’hui, pourrait-on croire : fin 2013, 78 % des ménages possèdent un ordinateur, 29 % une tablette, 56 % un smartphone. Dans les établissements scolaires, les plans d’équipement se succèdent. Les adolescents et les enfants baignent tôt dans l’univers connecté, échangent des textos et communiquent sur les réseaux sociaux. Tous les écrits, les savoirs et les pratiques culturelles du monde sont à la portée de quelques clics et le moindre de nos problèmes peut trouver sa solution grâce aux échanges sur les forums. Personne ne doute aujourd’hui des vertus du numérique.
Vision un peu simple pourtant. Pour l’instant, le numérique ne réduit pas les inégalités scolaires, loin de là. La « fracture numérique » n’est pas seulement une question d’équipements, mais d’usages. On sait l’influence sur la réussite scolaire des pratiques langagières et culturelles dans le milieu familial, notamment avec l’écrit et les livres. Le fossé est encore plus grand dans le domaine du numérique entre les enfants et les jeunes qui utilisent internet et les réseaux sociaux pour jouer et parler de la pluie et du beau temps et ceux, une minorité, qui s’y confrontent aux savoirs et à de nouvelles pratiques culturelles savantes.
Les enseignants ne peuvent se contenter d’être les observateurs ébahis des pratiques sociales de leurs élèves et de s’extasier sur les prouesses de « petites poucettes ». Dans le champ que nous traitons ici, celui de la littérature, comme dans d’autres disciplines, des enseignants font vivre aux élèves des démarches qui visent à développer chez tous des compétences de « littératie numérique ». Ils saisissent les occasions qu’apportent ces supports pour lire, écrire, argumenter, y compris pour entrer dans le langage en maternelle ou avec des élèves handicapés. Ils initient leurs élèves à ces formes contemporaines de la littérature que sont les écritures « nativement numériques », ou se saisissent des nouveaux supports pour les textes disponibles jusque-là sur papier. […]
Ces enseignants font écrire aussi : collaborer avec d’autres élèves, collaborer avec des artistes numériques à l’occasion de projets communs ou de résidences de créateurs (et expérimenter ainsi de nouvelles démarches de sociabilité littéraire), comprendre les démarches de ces créateurs, utiliser les outils techniques adéquats. […]
Spécificité du numérique ? Oui, mais il offre aussi de nouvelles occasions d’apprentissage, interactives et en réseau, et il aide ainsi à comprendre ce que c’est que lire et écrire, de manière plus large : la question de la réception des textes, du lecteur cocréateur (les textes interactifs, les textes sans auteur), des règles et formes qui se dévoilent pour expliciter le pacte de lecture ; la question des intentions d’écriture, le rôle du brouillon, de la rétroaction des lecteurs, des contraintes du support, etc.
Le but est de développer à l’école des pratiques littéraires et artistiques exigeantes, émancipatrices, génératrices de plaisir autant que de réussite, y compris sur les supports d’aujourd’hui et de demain.
En 1re L au lycée de l’Iroise, Morgane a participé au projet i-voix : elle y a publié de nombreux articles pour rendre compte, en ligne, de façon sensible et créative, de sa traversée d’œuvres littéraires diverses, de Louise Labé à Christine Jeanney, d’Honoré de Balzac à Philippe Aigrain.
Cette nouvelle façon d’écrire que nous expérimentons sur i-voix est, pour moi, source de nombreux intérêts comme de nombreux plaisirs. Tout d’abord, cette nouvelle forme de pédagogie nous permet non plus seulement d’étudier la littérature, mais de la vivre. Nous avons eu l’occasion de créer la page Facebook d’un personnage du Père Goriot de Balzac, ou même de lui inventer une conversation SMS avec un autre personnage, et en les modernisant ainsi, en rapprochant le roman de notre époque, nous le dépoussiérons d’une certaine façon. Cela permet d’envisager l’œuvre non comme un simple objet d’étude scolaire mais comme un « objeu » (comme dirait Francis Ponge), qui débouche sur « l’objoie », la joie de l’objet. On s’amuse énormément en s’appropriant ainsi des œuvres, et cela faisant, non seulement on fixe mieux lesdites œuvres dans notre mémoire, mais cela nous permet en plus d’apprendre à les apprécier !
S’amuser de la sorte avec les œuvres et les auteurs entraine également une vraie désacralisation de ces derniers. On ne les voit plus comme des poètes placés sur un piédestal, tels des dieux intouchables, et, par conséquent, on se sent plus libres de créer nous-mêmes, de modifier leurs textes, de nous les approprier, avec cependant un respect croissant. Et, encore une fois, on apprend à les aimer. Rimbaud devient comme un grand frère rassurant, Rabelais se change en une sorte de guide bienveillant, Baudelaire en un compagnon de spleen, etc. On développe aussi un certain esprit critique, puisqu’on se permet de les observer avec davantage d’objectivité. Et comme on travaille aussi à partir d’auteurs encore vivants, on peut communiquer et échanger avec eux, parfois même les rencontrer.
Mais i-voix crée également une véritable dynamique de classe, une certaine solidarité. On apprend à être lu, à écrire pour quelqu’un, d’autant plus que nous sommes suivis par des élèves italiens du lycée Cecioni de Livourne. On explore nos limites, on tente de les repousser, les nôtres et celles des autres. L’écriture numérique nous permet de compléter nos écrits avec des images, des vidéos, des liens, des fichiers audios. On allie les genres et les modes d’expression. Cette forme d’écriture multimodale entraine un véritable enrichissement au niveau de nos créations. Écrire sur i-voix nous permet de nous dévoiler tout doucement, de nous affirmer, d’apprendre aux autres et apprendre des autres, avec eux, et de beaucoup nous amuser. Nous amuser avec les lettres, les mots, les livres, les auteurs, les lecteurs, les autres élèves de la classe, le professeur, les images, les langues, le monde, etc.
Un nouveau rapport au temps et à l’espace
Le numérique fait émerger un nouveau rapport au temps et à l’espace : nous vivons dans le maintenant. Nous sommes et voulons être en permanence connectés au monde, grâce à nos smartphones et aux réseaux sociaux. Une idée nous passe par la tête ? Pouf, on la note sur le bloc-notes intégré à notre téléphone portable. Quelque chose à dire à un ami ? Pas besoin d’attendre de le voir, on peut lui envoyer un SMS, maintenant, tout de suite ! Une photo amusante à partager ? Grâce à Facebook, Twitter, Instagram ou aux MMS, c’est possible en deux clics. Selon Michel Serres, « le sens réel du mot maintenant » trouve tout son sens. « Maintenant » voudrait en fait dire « main tenant », soit « tenant en main ». Grâce au numérique, à nos smartphones, etc., nous tenons véritablement le monde dans notre main. La moindre information est disponible en quelques secondes sur internet. Il nous est possible de communiquer avec des gens du monde entier.
Comme nous avons le savoir à portée de la main, il est logique de dire que nous lisons plus. Et pourtant, de façon plutôt paradoxale, cette notion de « maintenant » entraine une certaine impatience. Ainsi, nous ne lisons généralement pas vraiment attentivement les pages internet que nous consultons. Si l’article est trop long, nous aurons tendance à le parcourir en diagonale, voire à changer de page, comme si le numérique émoussait notre capacité de concentration. Cela est peut-être dû au grand nombre de stimulations et sollicitations que propose le web, nous donnant l’impression que notre cerveau est toujours en ébullition, par rapport à une page fixe d’un livre papier.
Cependant, de la même façon que l’accès à l’information est facilité, le numérique permet à plus de monde d’avoir accès à l’écriture. Grâce à internet, tout le monde peut écrire, que ce soient de simples courriels, ou des articles sur des blogs, en passant par les réseaux sociaux. Le numérique entraine une démocratisation de l’écriture.