Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Quand l’école enquête

Avertissement de l’auteure : Il est peu probable que les évènements que je vais vous rapporter ici se soient produits exactement tel que je vais vous les raconter. Le poids des émotions a certainement altéré la réalité. La violence de la situation m’a profondément marquée et fait réfléchir à notre mission éducative.

Je travaillais, lorsque j’ai reçu un appel de l’école de mon fils Tristan, élève de moyenne section. J’anticipais une mauvaise chute, un passage chez le radiologue, un appel à l’assurance, etc. La directrice a commencé par me dire que tout allait bien, qu’il ne fallait surtout pas m’inquiéter. Quand on commence comme ça, je panique. Elle refusait de me donner quelque information, précisant que je n’allais pas pouvoir entrer en contact avec mon fils avant que le médecin scolaire et la psychologue scolaire aient eu un entretien avec lui. En fonction de l’horaire où le médecin pourrait se rendre disponible, on me contacterait pour assister au rendez-vous.

Vous imaginez les kilomètres de pensées qui défilaient dans ma tête. Pourquoi ce rendez-vous ? Pourquoi cette urgence ? Qu’a subi mon garçon ? Va-t-il bien ? La directrice ne cessait de me rassurer. Je n’entendais plus rien, je décidai de partir immédiatement pour l’école.

Le cout de la confidentialité

Quelques minutes plus tard, je sonne et on vient m’ouvrir en prenant de multiples précautions pour que je ne puisse pas croiser mon fils. On me fait entrer dans le bureau dont une vitre colorée permet de voir la salle de motricité. Une Atsem (agent territorial spécialisé des écoles maternelles) passe alors, tenant Tristan par la main pour attester qu’il se porte bien. Loin d’être rassurée, j’envisage alors un sévice moral ou pire, ayant été moi-même victime d’un pédophile étant enfant, des images terribles viennent envahir mon imagination. Je vais rester dans un bureau pour attendre seule l’arrivée du personnel médical. Je n’ose pas contacter mon mari. Il travaille loin et je ne veux pas qu’il risque un accident.

Le médecin et la psychologue arrivés, plusieurs entretiens se déroulent dans une autre pièce avec d’autres enfants. J’assiste dans l’incompréhension la plus totale aux entrées et sorties. L’entretien avec Tristan, que j’essaie d’accueillir le plus naturellement possible, sera le dernier. La consigne est de ne pas entrer en communication avec lui en dehors d’échanges anodins. L’interrogatoire va durer peu de temps et je ne comprends rien à sa teneur. À la fin, on me rassure, cette procédure était une formalité obligatoire vu les circonstances, mon enfant est mis « hors de cause ». Mais je ne sais toujours pas ce qu’on lui reprochait. Le respect de la confidentialité empêche tout le personnel de m’expliquer la situation.

Je ne saurai que bien plus tard qu’une enfant de grande section a accusé mon fils d’attouchements. En fait, elle subissait des sévices sexuels et l’a révélé à son enseignante au cours d’une récréation. Lorsque la maitresse lui a demandé qui lui faisait cela, la petite fille a désigné mon fils, qui passait à ce moment-là. L’enquête a permis d’identifier l’auteur des attouchements, un membre de la famille. Il semble que devant l’impossibilité pour elle de désigner son bourreau, elle a désigné la personne qui était dans son champ de vision.

L’après-coup

Tout le secret devait permettre aux professionnels de recueillir des témoignages fiables, il n’en reste pas moins que cette expérience a été pour moi très traumatisante. J’ai culpabilisé, cherché ce qui pouvait nous être reproché, en quoi notre enfant aurait pu nuire à un autre. C’était à une période où l’on parlait d’identification précoce des futurs délinquants. Notre garçon s’était déjà fait remarquer à la crèche, car « il préférait se priver de brioche plutôt que de devoir dire merci, ce qui atteste d’un manque évident d’éducation ». Il nous avait fallu expliquer que Tristan n’aimait pas la brioche.

Mon mari et moi enseignons, nous connaissons l’institution, son fonctionnement et ses codes. Nous avons cependant été mal suite à cette affaire. J’imagine que pour des parents plus éloignés des choses scolaires, l’angoisse aurait pu être plus grande. Nous avons confiance dans les enseignants et le personnel, d’autres auraient peut-être douté.

Si Tristan n’a absolument aucun souvenir de cet évènement, qui s’est résumé pour lui à un court échange avec le docteur de l’école, la petite victime doit certainement garder en mémoire ce jour où elle a osé dire ce qui lui arrivait, sans oser accuser l’adulte responsable. Sans savoir si ce qu’elle vivait était normal ou non, si elle en était responsable ou non, si on la comprendrait ou non, elle a modifié son histoire pour la rendre plus supportable à dire et à entendre. L’école reste souvent le seul lieu où les enfants peuvent partager des expériences de vie qui leur semblent anormales.

L’école, lieu d’écoute

Je suis d’une autre génération, où tout le monde savait que certaines personnes étaient toxiques, mais leur rang social, leur âge, leurs compétences dans d’autres domaines, semblaient leur donner tous les droits. L’école se doit d’être le lieu de la justice, de l’écoute et du débat, le lieu où les enfants peuvent apprendre à se défendre et construire les repères qui leur permettront de n’être ni les victimes ni les témoins passifs de violences. Cela a été difficile pour la maman que je suis, mais cela valait le coup si cela a permis de sauver une enfant victime d’abus sexuels.

Enseignante au lycée, il m’est arrivé maintes fois d’être la confidente d’élèves en situation difficile. Maman de trois garçons, j’ai souvent plus échangé avec mes élèves qu’avec mes propres fils sur ces questions intimes. La distance donnée par la fonction et la responsabilité assumée d’éducatrice m’ont permis d’aider des élèves en les orientant vers les professionnels susceptibles d’apporter des réponses.

Écouter ne veut pas dire cautionner, ni prendre en charge, c’est juste accepter d’être un maillon du tissu social. Cela donne du sens à ma mission dans l’Éducation nationale tout autant que d’enseigner les mathématiques, parce que sans cette écoute, l’enfant ne peut pas s’autoriser à apprendre. Mais pour écouter, il faut beaucoup d’empathie et de bienveillance, ne pas avoir peur, ne pas interpréter, ne pas juger mais essayer de comprendre. Cela nécessite une formation, des compétences psychosociales, une très bonne connaissance des institutions, des lois, des cadres. Sans cela, les risques sont grands aussi bien pour soi que pour l’autre.

Ce que cette expérience m’a enseigné, c’est l’importance de ne pas juger les parents et l’importance de l’empathie.

Sylvie Grau
Professeure de mathématiques au lycée Carcouët à Nantes