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Pourquoi vos enfants s’ennuient en classe ?
Marie-Danielle Pierrelée (en collaboration avec Agnès Baumier). Préface de Philippe Meirieu. Éditions Syros, collection École et société, 192 pages, 1999
En général, les enseignants sont dans les classes et les principaux dans les collèges, au contact des enfants de dix-huit à quarante heures par semaine. Les chercheurs en éducation y viennent enquêter un certain nombre d’heures, et écrivent des livres sur l’école : diagnostic, remèdes, etc. On entend peu, en fait, la voix des vrais praticiens : bien trop épuisés, bien trop mal à l’aise, pour oser écrire sur ce qu’ils vivent. D’ailleurs qui les publierait ?
Une fois n’est pas coutume, Marie-Danielle Pierrelée écrit sur l’école et sait vraiment de quoi elle parle. Les petits collèges ruraux, les ZEP, les banlieues parisiennes difficiles, elle en parle de l’intérieur, elle les a connus comme prof, puis comme chef d’établissement (sept ans en Seine Saint Denis, lycée professionnel du bâtiment puis collège), et après deux ans de » semi-marginalité » à Amiens, qui lui ont permis de prendre du recul, là revoilà principale en banlieue du Mans. Au passage, elle a créé à Saint-Denis une structure de scolarisation originale pour jeunes marginalisés, absentéistes, déscolarisés, délinquants, structure baptisée » Auto-école « , qui a survécu à son départ, et qui sert de modèle sans qu’on le dise toujours (les lecteurs habitués des Cahiers le savent bien, mais d’autres peuvent l’ignorer).
Marie-Danielle Pierrelée écrit sur l’école, et s’il faudrait être de bien mauvaise foi pour lui contester la description et l’analyse qu’elle dresse de la réalité actuelle, il n’est pas certain pour autant que les pistes de solution qu’elle propose soient acceptées aussi facilement, même par ses amis. Pour une raison simple : elle ne parle pas idéologie, elle ne se positionne pas en référence aux débats médiatiques en cours, (pour ou contre la réforme façon Allègre, etc.) et ne semble même pas se poser la question de savoir si ce qu’elle dit peut ou non être récupéré par un des camps en présence : ce qui l’intéresse ce sont les enfants en souffrance, tellement visibles dans la société d’aujourd’hui lorsqu’ils se donnent à voir par leur violence, et encore faudrait-il prendre en compte l’ennui et les souffrances de ceux qui » s’écrasent » en silence ; elle prend en compte les souffrances des enfants, mais aussi celles des enseignants, non les idées toutes faites. Le collège unique, la classe hétérogène, le refus des redoublements, le refus des filières ghettos Ce sont des combats qu’elle a menés, et lorsqu’elle interroge aujourd’hui leur pertinence, c’est toujours au nom du même objectif (donner leur chance à tous les enfants) mais à la lumière crue de la réalité têtue qu’elle regarde et analyse lucidement.
Le livre se compose de trois parties : d’abord une galerie de portraits d’enfants, ou plus exactement une série de parcours d’élèves de collège, bons élèves, cancres, élèves « ordinaires » : dans les meilleurs cas, le collège a déçu leur attente, ruiné leur ambition ; dans les pires, il les a confinés dans l’échec, la marginalité, la délinquance. Il s’agit d’enfants réels, et non de cas inventés, qui dressent la toile de fond sur laquelle il convient de lire et de relire ce livre. (Surtout si, enseignant au lycée Henri IV ou à Janson de Sailly, on n’a jamais rencontré certains des cas évoqués ici. Ou si, n’importe où ailleurs, on s’est organisé pour ne pas les voir.) M.-D. Pierrelée n’affirme pas que tous les enfants sont malheureux au collège : elle dit qu’ils sont nombreux, et qu’en tout cas le collège n’est pas conçu pour développer le maximum de compétences chez le maximum d’enfants. Le collège unique, pour tous, ne réussit qu’à certains enfants, peut-être même à une minorité d’enfants.
La seconde partie (en forme d’interview) achemine le lecteur d’une analyse critique de l’existant à la proposition d’un autre collège, réellement différent, puisqu’il fait disparaître la structure-classe, pivot actuel de l’organisation pédagogique. C’est la partie la plus richement, la plus logiquement argumentée (sur laquelle nous allons revenir) ; mais en l’absence de la troisième partie, le projet pourrait être perçu comme purement utopique.
La troisième partie soutient la même proposition, non plus à partir d’une argumentation logique, mais à partir d’un repérage des traces qui en manifestent la faisabilité : expériences dans l’histoire, organisations différentes à l’étranger, expériences déjà vécues en France, simulation d’emplois du temps dans le collège tel que le voit l’auteur : autrement dit, Marie-Danielle tente de contourner les résistances de ses lecteurs sceptiques, sachant bien qu’une argumentation même rigoureuse emporte rarement l’adhésion à elle seule, en montrant qu’il est possible de faire autrement, puisqu’ailleurs on fait autrement sans que ce soit la catastrophe (Pays-Bas et Suède sont particulièrement pointés comme modèles, d’autant que leurs élèves obtiennent de bons résultats à des tests internationaux comparatifs).
Venons-en donc aux propositions de la deuxième partie. M.-D. Pierrelée souhaite qu’on expérimente, à hauteur d’environ 10 % des établissements et sur la base du volontariat des enseignants, un fonctionnement qui substitue, à un emploi du temps structuré par vingt-cinq à trente heures de cours, trois types de « temps » différents dans la semaine, c’est-à-dire aussi trois types de groupes et trois types d’activités pédagogiques.
Un premier groupe comporte dix à douze enfants maximum, d’âge et de niveau variables, avec son enseignant-tuteur. Le tuteur accueille les enfants, établit le contact avec les familles de ces enfants, et encadre leur travail personnel, (qui représente une activité importante, six à dix heures par semaine, dans une petite salle équipée de deux ordinateurs) : il accompagne les enfants tout au long de leur scolarité, connaît leurs problèmes personnels, intervient en cas de conflit. Le groupe de tutorat permet aux enfants de se construire, de forger leur autonomie, mais aussi les incite à s’entraider.
Un second groupe se constitue autour d’un projet. Il est hétérogène par l’âge, les niveaux, les compétences, mais fédéré par le désir de mener à bien une réalisation qui se déroule sur l’année. En début d’année, des enseignants proposent les projets, énumèrent les postes de travail, et les enfants postulent en argumentant sur leurs motivations et leurs compétences. Des exemples ? Un spectacle de théâtre, qui demandera des acteurs, des costumiers, des décorateurs, des techniciens son et lumière, des artisans La réalisation d’une maquette de ville médiévale, qui aura besoin d’archivistes et d’architectes, de menuisiers, de décorateurs, de calculateurs Un élevage, un voyage, une exposition florale C’est la junior entreprise version collège, qui travaille six heures par semaine. C’est aussi le lieu de la formation à la responsabilité, à la citoyenneté, à la coopération.
Et puis bien sûr, les groupes d’apprentissage (que le livre présente en second, non en dernier lieu comme nous le faisons ici). Les groupes au pluriel, car il s’agit de groupes de niveaux-matières : un élève peut appartenir à des groupes différents en anglais, en maths, en sciences, en histoire, en français, en éducation physique. En gros deux heures par discipline et quinze heures de cours au total. Deux heures, c’est peu ? Il faut prendre en compte le gain d’efficacité qui naît de l’homogénéité relative, de la motivation dans une école qui varie les activités, et la part importante de travail encadré dans le groupe de tutorat, voire de travail personnel autonome pour les plus forts. Quinze heures, plus six à dix heures de travail personnel.
Tous les enseignants enseignent dans ces groupes d’apprentissage, mais un certain nombre de volontaires ont une part de leur emploi du temps consacré soit au tutorat, soit à la gestion d’un projet.
Bien entendu, si ces propositions retiennent l’attention, elles ne manqueront pas de soulever des objections. J’en examinerai trois ou quatre :
– Parier qu’on peut enseigner en quinze heures ce qu’on enseigne aujourd’hui en vingt-cinq ou trente, parce que les groupes seront plus homogènes et les élèves plus motivés, ne convaincra pas tout le monde ! Certes, ceux qui enseignent dans certaines ZEP sont les premiers à affirmer qu’ils s’estiment heureux lorsqu’ils ont bénéficié de dix minutes d’attention véritable sur une heure de cours ; ceux-là savent donc l’importance des « gains de productivité » que l’école pourrait faire. Mais comment être sûr que les élèves mettront mieux à profit leurs quinze heures de cours que les vingt-cinq d’aujourd’hui ? Ne peut-on craindre que de nombreux élèves investissent bien dans le projet qu’ils auront choisi mais continuent à boycotter anglais ou géographie, tout en se disant que le tuteur réexpliquera si nécessaire ?
Bien sûr, le pari peut réussir, mais sa réussite repose-t-elle sur les élèves ou sur les enseignants ? Autrement dit : suffira-t-il que les élèves se sentent mieux reconnus dans leur personne et dans leurs besoins de réalisations concrètes pour consentir l’effort d’apprendre intensément quinze heures par semaine ? Ou faudra-t-il également que les enseignants changent de méthode ? M.-D. Pierrelée fait confiance aux enseignants : il s’en trouvera 10 % pour croire assez au projet et le faire réussir. Soit. Mais l’atout de cette organisation, est-ce son efficience structurelle, ou la qualité des enseignants qu’elle est supposée attirer ?
– L’éclatement de l’unité classe n’est pas un mince problème Quel sera le groupe d’ancrage du collégien ? Pour le dire simplement, où se fera-t-il les copains qu’il retrouvera dans la cour de récréation ? Un préado peut-il se passer, dans un lieu donné, d’un groupe d’ancrage fort ? Peut-il en avoir plusieurs sans se sentir écartelé, morcelé ? Il est vrai que la classe actuelle, lorsqu’elle réunit racketteurs et rackettés, leaders négatifs et boucs émissaires, ne constitue pas toujours un groupe d’appartenance satisfaisant, et M.-D. Pierrelée a beau jeu de rappeler que la structure classe par niveau d’âge est d’apparition récente dans l’histoire même de l’école. Il n’empêche. Dans l’organisation proposée, aucun groupe n’est constitué en fonction de l’âge des élèves, le choix ici est drastique. Et vraiment novateur.
– L’importance accordée au travail personnel dans le petit groupe de tutorat, la place accordée à l’informatique (aux TICE), et le fait que le groupe d’apprentissage a une faible durée de vie, renvoient nettement l’apprentissage à une dimension individuelle. C’est ici l’individu élève qui apprend, ce n’est pas le groupe en tant que tel. On aurait pu imaginer que les six heures de projet ayant l’avantage de souder le groupe, de lui donner cohésion et solidarité, l’apprentissage au sein du même groupe (hétérogène) aurait tiré profit de cette dynamique. Ce n’est pas le choix de M.-D. Pierrelée, ce n’est d’ailleurs pas le choix actuel de l’école, mais il vaudrait sans doute la peine d’y réfléchir : qui apprend mieux porté par un groupe, qui apprend mieux tout seul ? Apprendre, c’est construire le savoir dans son corps et sa tête, mais c’est aussi entrer dans un groupe d’appartenance, le groupe de ceux qui savent, et se conformer à une norme de groupe.
– Enfin on peut considérer comme paradoxal de partir d’une critique du collège actuel (vos enfants » s’ennuient au collège « , selon le titre de l’éditeur) pour déboucher sur une réforme qui lui donne encore plus d’importance dans la vie de l’enfant, puisqu’il s’agit d’en faire un lieu de vie, un lieu d’apprentissage, et un lieu d’exercice de compétences actuellement laissées en friche. Pourquoi ne pas proposer plutôt l’ouverture d’autres lieux de référence, distincts de l’école, entre lesquels l’adolescent apprendrait à circuler ? Des clubs et des animateurs pour les projets, des éducateurs tuteurs pour le dialogue et l’encadrement, et des enseignants recentrés sur des tâches d’apprentissage ? Pour préserver l’emploi enseignant ? (C’est certainement réaliste !) Pour conserver à l’école son caractère éducatif global, éviter l’éparpillement des lieux de vie ? En tout cas, si, pour M.-D. Pierrelée, la structure classe est au XXIe siècle une institution dépassée, le collège semble y avoir encore sa place.
Si un débat est nécessaire, il est à nos yeux tout aussi évident qu’il est urgent de responsabiliser des équipes enseignantes pour expérimenter des structures nouvelles. Les objectifs que M.-D. Pierrelée fixe à ce collège d’un type nouveau méritent d’être rappelés en conclusion, tant ils sont clairs et peu contestables :
– 1. Que tous les enfants y trouvent leur compte Ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.
– 2. Que les compétences développées ne se limitent pas aux compétences linguistiques et logico-mathématiques. Les enfants ont d’autres compétences (techniques, organisationnelles, artistiques, relationnelles) dont la société a par ailleurs le plus grand besoin.
– 3. Que les objectifs de connaissances et de compétences visés soient réellement atteints.
Ce dernier point mérite une ultime précision. À ceux qui ne manqueront pas de crier à la baisse de niveau, M.-D. Pierrelée répond qu’elle souhaite l’institution d’épreuves standardisées pour comparer le niveau des enfants dans le secteur expérimental et dans le secteur traditionnel. Qu’on cesse d’imposer la conformité des moyens, pour se concentrer sur la conformité des résultats. Actuellement, moyennant de respecter les mêmes programmes et le même horaire partout, on a le droit de laisser partir du collège des élèves illettrés et ignorants. Marie Danielle Pierrelée demande la liberté de la gestion des moyens et propose d’être jugée sur les résultats. Chiche !
Cécile Delannoy
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