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Politique(s) de l’éducation : des idéologies au pragmatisme?
Dans l’intitulé de ce colloque, tous les signes sont importants, le « s » alternatif à « politique », le point d’interrogation… Les liens entre politique et éducation sont interrogés à un moment où on assiste au reflux des grandes idéologies et où on prétend privilégier des approches plus pragmatiques, « loin des partis pris (et des prises de parti) » comme l’écrit Alain Boissinot, ancien recteur.
Yves Verneuil, de l’Université Lumière Lyon 2, a retracé l’histoire de l’enseignement du XIXe siècle à nos jours entre « affaire politique » et questions techniques. Du XIXe siècle, où l’école doit être « politisante » sans être politisée, au XXe siècle qui voit la montée du discours scientifique et la multiplication des instances techniques. Il insiste sur les marges d’initiative des chefs d’établissement en citant le ministre Beullac : « Vous ne devez pas concevoir vos fonctions comme celle de simples exécutants d’ordres ministériels, car les modalités de mise en œuvre des moyens qui vous sont impartis relèvent souvent de votre seule initiative. (…) Je n’attends pas de vous que vous obéissiez, mais que vous réussissiez, car l’esprit doit toujours l’emporter sur la lettre. »[[Christian Beullac, circulaire du 7 janvier 1980.]]
Populisme éducatif
Xavier Pons, de l’Université Paris-Est-Créteil, a présenté une approche sociologique des liens entre gouvernance et populisme éducatif en France. Il a opposé une gouvernance froide, par les chiffres, en particulier les évaluations internationales, la recherche, la fameuse evidence based policy[[Expression désormais consacrée, difficile à traduire littéralement : « politiques basées sur la recherche » ou « étayées par des données probantes » ou « assises sur des données acquises de la science ».]], et les débats chauds qui renvoient au populisme éducatif qu’il définit ainsi : « Les gouvernants flattent les attentes perçues de la population sans tenir compte des arguments, propositions et connaissances produits par les corps intermédiaires ou les spécialistes du sujet. »
À travers l’exemple de l’absentéisme et du décrochage, il démontre qu’une controverse fait écran, prend tout l’espace public, empêchant d’aborder le fond du problème à travers une logique argumentative. La question de la suspension des allocations familiales pour les parents supposés démissionnaires d’enfants absentéistes a occupé toute la place et occulté les vraies questions. Très peu de capitalisation des initiatives locales, faible diffusion des travaux de recherche, les media mettent en avant les sondages, les déclarations publiques sur la sanction financière envisagée. On peut, dit-il, vivre des situations populistes dans un régime qui ne l’est pas, observer de faux consensus populaires, des fantasmes de complot des élites contre le peuple. Il a évoqué plus rapidement d’autres exemples dans lesquels on observe la même dérive, comme les rythmes scolaires, les enquêtes Pisa.
Du côté des collectivités
Une table ronde a donné la parole à des responsables de collectivités territoriales, de la commune à la région en passant par le département. Tous mettent l’accent sur la limitation des moyens qui les contraint de plus en plus à restreindre leurs ambitions. Au niveau du département et de la région, on évoque l’adéquation problématique entre une orientation fondée sur les aspirations des jeunes et les besoins des entreprises du tissu économique local. On entend aussi combien l’accélération du temps politique s’accorde mal avec des réformes en profondeur qui prennent des décennies.
Werner Zettelmeier, de l’université de Cergy-Pontoise, a décrit le système éducatif allemand en soulignant ses acquis et ses faiblesses. Il a montré comment le « choc Pisa » a entraîné des réformes et des progrès significatifs : meilleure articulation entre les cycles, amélioration des enseignements fondamentaux, diversification des méthodes d’enseignement et des parcours, cours étendus à toute la journée, test nationaux par des instances indépendantes, renforcement de l’autonomie pédagogique, consultation très large des partenaires… On est passé d’un quart des élèves en difficulté en 2000 à 1/7e en 2013.
Luigi Berlinger, ancien ministre de l’Éducation, de l’Université et de la Recherche en Italie, et Simone Bonnafous, inspectrice générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la Recherche, ont dressé le bilan du processus de Bologne depuis 1998. Les progrès accomplis dans la mise en œuvre d’un système européen de formation universitaire et de recherche. Entre réussites et freins dus à la méfiance et à l’inertie, entre idéologie et réalisme. La nécessité du pragmatisme pour servir ce grand projet, la constitution de réseaux entre cinq ou six universités européennes, la coopération renforcée entre certains pays sans attendre l’unanimité, hors de portée actuellement dans une Europe élargie. Alain Boissinot en conclut que le pragmatisme consiste à « faire sur le terrain sans attendre le grand soir ».
Luigi Berlinger, Alain Boissinot et Simone Bonnafous
Historique de la formation
Emmanuel Fraisse, de l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, a retracé l’histoire de la formation des enseignants, le passage de la pyramide au cylindre. Il a pointé la contradiction entre des visées sociales et scientifiques, l’articulation insuffisante entre la formation théorique et la professionnalisation, le fossé entre le monde universitaire et les praticiens de terrain, la médiocrité de la gestion des ressources humaines d’un ministère qui emploie un million de fonctionnaires. Il plaide pour une agrégation interne qui lierait formation et évolution de carrière.
Jean-François Balaudé, président de l’Université Paris-Nanterre, dans la conférence de clôture, a souligné les liens entre apprentissage et citoyenneté. Les formes nouvelles de la circulation de l’information nécessitent une formation à l’esprit critique, il faut donc former les enseignants aux médias, un enseignement pragmatique au service de l’idéal démocratique de notre société.
Et cela rejoint bien l’impression qui émerge de ces trois journées passées avec trente-cinq intervenants, entre les plénières et les ateliers : le pragmatisme est bien souvent l’habillage rassurant et trompeur de l’idéologie qui avance masquée, l’appui sur des recherches scientifiques un simple « habillage cosmétique aux fins de re-légitimation politique »[[Article d’Olivier Rey, de la cellule de veille de l’IFE, publié dans le livret du colloque : « Quand les politiques éducatives appellent la recherche à la rescousse ».]], alors que l’idéologie ne peut être mise en œuvre sans pragmatisme, au risque de dénaturer, voire de pervertir, la visée initiale des responsables des politiques publiques.
Nicole Bouin
Professeure de Lettres-Histoire en lycée professionnel
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