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Quelles sont les frontières de l’école et de la culture qu’elle porte ? Lors de l’assemblée générale du CRAP-Cahiers pédagogiques, une table ronde sur le thème « Ouvrir les portes de l’école ! » a réuni les coordonnateurs des deux derniers dossiers des Cahiers : « Scolaire, non scolaire » (Baptiste Besse-Patin et Aurélie Zwang) et « Les cultures à l’école » (Catherine Hurtig-Delattre), avec une animation de Laurent Reynaud, membre du comité de rédaction des Cahiers pédagogiques. Voici quelques moments de cet échange.

Laurent Reynaud a d’abord demandé aux intervenants quelles limites on peut tracer entre le scolaire et le non scolaire, et pourquoi le faire ?

Pour Aurélie Zwang, l’école se définit par des éléments qui la distinguent d’autres espaces de la vie quotidienne : temps et espace définis, socialisation spécifique, sélection de savoirs et de ressources qui sont reconnus comme légitimes pour éduquer. L’intérêt est qu’elle permet théoriquement à tous les enfants de fréquenter un même espace-temps et de fonder une culture commune, de construire des relations au monde distanciées et réfléchies, parfois loin du bruit du monde, ce qui peut être salutaire aussi.

Des projets de l’école avec les acteurs du territoire proche sont également plébiscités dans toutes les éducations à, par exemple. Mais des cadres fixent les limites d’intervention et d’étendue de ces partenaires : des associations sont agréées, des conventions peuvent être passées.

L’école procède donc comme un tamis : la question est celle de la taille du maillage (étroit ou large) et des critères qui en définissent les mailles. Les risques sont d’un côté l’enfermement de l’école sur elle-même, et, de l’autre, une dissolution de sa spécificité au nom de la croyance en une disponibilité facilitée des savoirs en dehors de l’école, via le numérique, par exemple.

Pour Catherine Hurtig-Delattre, cette question de frontière revient à se demander ce qui est « légitimement scolaire » et ce qui ne l’est pas. Elle explique que le dossier « Les cultures à l’école » prend le parti d’affirmer que tout élément culturel est légitime à l’école, qu’il fasse partie de la culture dominante ou pas. Cela ne signifie pas que l’école doit tout accepter, mais qu’elle doit être ouverte à tout et savoir bousculer ses propres frontières. Par conséquent, cela peut entrer en controverse avec l’idée qu’il serait salutaire que l’école soit « loin du bruit du monde », car lorsque des enfants grandissent dans ce bruit, comment pourraient-ils se sentir concernés par les savoirs scolaires si ceux-ci sont déconnectés, désincarnés ?

La question, telle que nous avons choisi de l’aborder, revient plutôt à se demander comment ces différentes cultures peuvent (ou pas) se rencontrer et comment de cette rencontre on peut aller vers du commun, de l’universel.

Une frontière mouvante

Selon Baptiste Besse-Patin, toute institution ou profession cherche à délimiter son domaine d’intervention : sa légitimité (à côté d’autres institutions ou d’autres métiers) et ses prérogatives (une profession se positionnant contre les profanes et leurs savoirs). L’école n’y échappe pas, comme en témoigne la question de l’ouverture ou des relations aux familles…

Tous ces débats impliquent une frontière, plus ou moins explicite. L’intérêt est moins de la définir (et de la fixer définitivement) que d’en souligner le caractère construit et mouvant. Selon les périodes, les dispositifs, les politiques, il y a des négociations possibles, même si c’est parfois chaotique. Est-ce que l’école est forcément ou toujours scolaire ? Qu’en est-il du périscolaire ou de l’extrascolaire ?

Ce qui traverse la frontière

Laurent Reynaud demande ensuite si, selon les intervenants, il convient de réguler ou d’utiliser ce qui traverse la frontière pour mieux apprendre. Et comment s’y prend-on, concrètement ?

Catherine Hurtig-Delattre estime que, dans le champ de la diversité des cultures, la perméabilité permet non seulement de prendre en compte les parcours des élèves, mais d’ouvrir l’école à de nouveaux horizons, par exemple artistiques ou linguistiques. L’idée de « se servir » de ce qui traverse la frontière pour mieux apprendre est séduisante. Le processus reste malgré tout complexe, car il subsiste de fortes murailles autour des savoirs « légitimes » et de forts risques que les ouvertures restent limitées aux marges ou à des situations exceptionnelles.

Pour autant, le dossier sur les cultures met en avant de nombreuses situations réussies, et il est primordial de l’affirmer dans un contexte national et international où tout pousserait à la frilosité et à l’enfermement. Elle poursuit : « Près de chez moi, des jeunes mineurs isolés campent dans la rue et on peut lire sur un panneau « Nous ne sommes pas dangereux, nous sommes en danger ». La non-scolarisation de ces jeunes est évidemment un scandale. Mais leur inscription dans un établissement ne serait pas non plus un remède miracle… »

Elle ajoute que, passant près d’eux, elle se demande souvent :
1/ Ce que l’école pourrait leur apporter, au-delà de la nécessaire langue de communication. Comment pourrait-elle passer au-dessus de leurs souffrances et les ouvrir à une voie d’émancipation par le savoir ?
2/ Ce qu’ils pourraient apporter à l’école, car leurs vies dans d’autres espaces-temps et leur parcours migratoire les ont forcément dotés de trésors linguistiques, culturels, musicaux, ou d’autres, insoupçonnés. Où ces trésors peuvent-ils être entendus, mis en lien avec ce que l’école propose ? Qui va les aider à faire le tri, à se forger leur chemin personnel du « je garde, je laisse », nécessaire pour chacun, entre les cultures proposées par la famille et les cultures (au pluriel) proposées par l’école ?

Des outils

Ici encore, le dossier sur les cultures propose plusieurs outils pour faire ce point nécessaire, comme les « arbres d’identités culturelles », les outils de Facing History and Ourselves1, ou les ateliers de slam sur la question de l’altérité.

Baptiste Besse-Patin propose d’aborder « d’autres trésors, parfois petits, parfois invisibles ». Pour travailler sur des objets « fuyants », comme le jeu, il est toujours intéressant de repartir de l’ordinaire et des pratiques effectives, quotidiennes… Le contenu des cartables est intéressant à ce titre. Ainsi, il arrive que les billes, cartes à collectionner, figurines soient interdites, autorisées sous conditions, etc., de même que le téléphone portable dans le secondaire. Et, dans le même temps, des enseignants et enseignantes introduisent des jeux vidéo en classe, ou, inversement, des devoirs arrivent à la maison, comme la demande de visionner des vidéos YouTube spécifiques.

Il précise ne pas faire de prescriptions, mais apporter un regard sur ces objets informe de pratiques pédagogiques différentes qui emploient – ou non – des outils jugés non scolaires (et non « légitimes » à être support d’enseignement). Il y a des approches pédagogiques qui composent ou limitent sérieusement ces traversées en renforçant une forme d’étanchéité, alors même que le monde devenu extérieur restera forcément là et il faudra composer avec.

La légitimité des supports et des médias

Aurélie Zwang, pour sa part, considère que, relativement à l’apprentissage, se pose la question de la légitimité éducative des objets et des médias, c’est-à-dire de la valeur attribuée par l’enseignant ou l’enseignante par rapport à un certain nombre de critères.

Dans un article récent2, elle et ses coauteur et coautrice ont rendu compte d’une petite étude exploratoire faite auprès d’enseignants de SVT (sciences de la vie et de la Terre) pour connaitre les raisons qui les faisaient choisir telle ou telle vidéo de médiation scientifique disponible sur la « source » YouTube. Les résultats montrent déjà qu’il y a un usage de ces vidéos en SVT et que celui-ci a augmenté depuis le covid. Les enseignants de SVT sont néanmoins loin de faire rentrer les figures de youtubeurs en classe, mais ils sélectionnent plutôt des vidéos de grands noms de la vulgarisation télévisée, comme l’émission C’est pas sorcier. C’est-à-dire qu’il y a une mise à distance de la culture des élèves.

Il est aussi intéressant de noter que nous n’avons pas fait de liens statistiques entre l’usage privé par les enseignants des vidéos YouTube de vulgarisation scientifique et l’usage professionnel. Les vidéos sont sélectionnées pour illustrer, expliquer, exemplifier, mais aussi pour introduire ou pour exercer l’esprit critique. Ce qui semble prévaloir, c’est l’exactitude scientifique de la vidéo.

In fine, les enseignants de SVT, et plus particulièrement les expérimentés, semblent se positionner comme des garants du maintien des murs symboliques culturels entre l’extérieur et l’intérieur de l’école ; exception faite de la minorité d’enseignants familière des vidéos YouTube de vulgarisation scientifique dans un cadre privé, qui semble plus encline à les utiliser pour une ouverture extrascolaire.

Laurent Reynaud demande alors aux intervenants comment penser et agir sur les hybridations possibles avec les différents acteurs qui gravitent autour de l’école pour optimiser les apprentissages.

Baptiste Besse-Patin répond qu’une frontière est toujours, ou d’abord, une zone d’échanges entre deux espaces, une interface, et la porosité déjà évoquée comme les « traversées » provoque des rencontres, des mélanges et des hybridations. On pourrait dire que la famille a aussi ses limites et sa frontière : qui considérons-nous dans « notre » famille, avec toutes les recompositions contemporaines ? Maintenant, il reste à savoir qui ordonne ou pose la « définition » alors que l’on sait que, par exemple, l’extension de la famille est très variable pour ses membres, selon leurs trajectoires ou leurs cultures.

Du côté de l’éducation, s’il y a interactions et influences réciproques, il semblerait que la forme scolaire, en tant que mode de socialisation particulier, reste prédominante par la centralité de l’institution scolaire au sein de la vie des enfants et des familles sur d’autres modes. Elle semble encore rester le pivot – temporel et spatial – autour duquel les autres instances s’organisent et s’adaptent. On peut ainsi remarquer la tendance à la « pédagogisation » des relations, que ce soit en famille ou dans le loisir.

La rédaction

Sur notre librairie :

N°588 – Les cultures à l’école

Coordonné par Régis Guyon et Catherine Hurtig-Delattre

L’école l’accueille et transmet une grande diversité de cultures. Comment les reconnait-elle ? Comment se passe la rencontre avec l’autre, entre inclusion et tensions ? Notre dossier invite à faire place à l’Autre, pour faire société.

 

 

 


N° 587 – Scolaire, non scolaire

Coordonné par Baptiste Besse-Patin et Aurélie Zwang

Les frontières entre l’école et le « non scolaire » se brouillent. Notre dossier s’attache à définir ce qui est scolaire et ce qui ne l’est pas, alors que l’on apprend dans bien d’autres lieux et circonstances.


Notes
  1. Démarche pédagogique proposant un travail en cinq étapes sur la vie du groupe, de la classe, et tenant compte des identités plurielles, décrite dans le dossier « Les cultures à l’école » dans deux articles, « Dans les pas des enfants d’Izieu » de Pascal Mériaux et Fleur Lachet, et « Nos histoires font l’Histoire », de Caroline Veltcheff.
  2. Aurélie Zwang, Antoine Fournier et Claire Boissières, « Scolarisation des vidéos YouTube de vulgarisation scientifique en sciences de la vie et de la Terre : une légitimation éducative à l’aune des visées enseignantes », RDST – Recherches en didactique des sciences et des technologies n°26, 2022 : https://journals.openedition.org/rdst/4424#tocto2n1