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Neurosciences et pédagogie : un dialogue de valeurs

Philippe Meirieu, Jean-François Horemans et Grégoire Borst (photo-GD).

Les pédagogies et les neurosciences peuvent-elles vraiment s’additionner ? C’est la question qu’ont débattue, le 24 janvier dernier, le pédagogue Philippe Meirieu et le psychologue neuroscientifique Grégoire Borst, à l’invitation des Céméa de Belgique, associés pour l’évènement à l’Observatoire de la résilience-Boris Cyrulnik et à l’Institut pour le développement de l’enfance et de la famille (IDEF).

Grégoire Borst et Philippe Meirieu ont des valeurs communes. Dès la présentation des deux intervenants, Jean-François Horemans, maitre de cérémonie de la soirée, souligne la convergence : « Nos deux invités sont des humanistes. » L’un et l’autre évoquent dès le début de leurs interventions la nécessité d’accorder aux enseignants la responsabilité des mises en œuvre. L’enseignant n’est pas un exécutant !

Pour les deux protagonistes, la place des chercheurs est claire : mettre à disposition un corpus de connaissances scientifiques qui permet d’éclairer la complexité de chaque situation singulière. Si l’on pouvait s’attendre à ce que Philippe Meirieu rappelle que cette réflexion s’articule à des valeurs, on ne s’attendait pas nécessairement à ce qu’un neuroscientifique insiste tout autant dans cette voie.

Souci des élèves et des familles en difficulté, prise de position sur la nécessaire hétérogénéité, lutte contre les déterminismes, profond respect pour les enseignants et le métier complexe qu’ils exercent (avec une sensibilité particulière pour la maternelle), considération indiscutable de l’élève et plus largement de l’enfant ou de l’adolescent en tant que sujet, valorisation des élèves par le progrès et rejet du paradigme délétère de la comparaison sociale, etc. : Grégoire Borst ne se contente pas d’énoncer ces valeurs, il les met systématiquement en relation avec les travaux en psychologie cognitive.

Importance de la métacognition

Grégoire Borst a insisté fortement sur la métacognition. De son point de vue, ce n’est pas en accumulant davantage d’heures de maths (par exemple), et de plus en plus tôt dans la scolarité des élèves, que l’école deviendra plus « efficace ». Cela aurait plutôt tendance à augmenter l’anxiété des élèves les plus démunis. C’est au contraire à l’appui de procédés métacognitifs, dès les premières années de maternelle, que l’on doit éduquer les stratégies de chacun.

Le chercheur nous fait partager l’essentiel des travaux de son laboratoire, en exposant les principes et les fonctions de l’inhibition : les élèves doivent apprendre à résister aux automatismes de la pensée, en reconnaissant les pièges des situations et des routines que nous avons tendance à activer si nous n’y prenons pas garde.

Philippe Meirieu, quant à lui, a rappelé plusieurs fondamentaux de la pédagogie : il ne suffit pas d’enseigner pour que l’élève apprenne ; chaque situation pédagogique est singulière et les savoirs scientifiques ne peuvent qu’être contributifs pour cette raison (l’intelligence des situations reste un « art de faire ») ; le principe d’éducabilité est un fondement pour tout adulte en responsabilité d’éduquer ; dépasser ses représentations spontanées nécessite d’imposer un sursis à l’immédiateté et l’autonomie intellectuelle s’éduque avec des stratégies variées.

Sur tous ces points, Philippe Meirieu montre qu’il n’y a pas de barrière entre pédagogie et neurosciences, même si les deux approches peuvent amener à utiliser des prismes et des concepts différents.

Il y a neurosciences et neurosciences…

Philippe Meirieu met aussi en avant « des sensibilités différentes ». Ainsi, il achoppe sur le concept de développement, cher à Jean Piaget. Il craint l’abstention pédagogique d’enseignants qui attendent que le développement fasse son œuvre : « La pédagogie, ce n’est pas l’art du développement personnel, mais le travail du dépassement collectif. » Il répète aussi que l’on ne peut pas réduire un sujet à ce que l’on observe de lui.

Grégoire Borst acquiesce en disant que le béhaviorisme est un piège dans lequel il est possible de tomber sans en avoir toujours conscience. Dans les pas de Jean Piaget, les chercheurs du laboratoire LaPsyDÉ (Laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant de l’université de Paris) dont il fait partie, ont pu montrer les apports importants mais aussi les limites des travaux du célèbre père de l’épistémologie génétique.

Les chercheurs de son laboratoire nous permettent de comprendre en quoi la conception linéaire du développement de l’intelligence, en stades qui se succèdent dans un ordre immuable (selon le « modèle de l’escalier »), constitue une théorie très discutable. À l’appui de ces travaux, ils précisent dans quelle mesure la prise en compte des erreurs de raisonnement peut commencer très tôt, et que les différences interindividuelles importantes peuvent s’expliquer par la capacité, plus ou moins importante, à inhiber nos automatismes, à résister à nos routines.

Philippe Meirieu poursuit ces réserves avec un constat qui pourrait se résumer dans le fait qu’ « en pédagogie, la solution n’est pas contenue dans le problème comme la noix dans sa coquille, elle est le fruit de l’inventivité des enseignants. […] S’il existe parfois des remédiations pertinentes, les solutions pédagogiques, elles, se cherchent, s’inventent et se (re)découvrent dans le patrimoine pédagogique entre autres. »

L’importance de la culture

Il évoque pour finir les objets culturels, en référence à Jerome Bruner pour qui la culture donne forme à l’esprit1. Les contenus culturels ne doivent pas être oubliés au profit des stricts mécanismes cognitifs. Il me semble, après avoir écouté Grégoire Borst, que cette « flèche » s’adressait à d’autres neuroscientifiques, moins préoccupés par la place fondamentale de la culture dans le parcours de l’élève.

Dans la dernière partie de son intervention, ce sont sans doute toujours les mêmes qui sont visés par Philippe Meirieu lorsqu’il conclut sur une inquiétude : l’injonction à « l’école efficace ». Ce paradigme utilise comme outil de mesure les enquêtes internationales et leurs résultats, dont il reconnait par ailleurs l’intérêt, mais dont il pointe à nouveau la tendance à limiter les apprentissages à ce qui est observable.

Il y voit le signe du béhaviorisme dans lequel « pataugent un certain nombre de collègues ». Cette vision de l’humain, nous dit Philippe Meirieu, fait abstraction du projet de chaque personne, de la mobilisation des personnes par des intentions. Son inquiétude se situe donc du côté des dérives technicistes, portées par des travaux qui focalisent sur ce qui est strictement quantifiable et observable, « faisant ainsi l’impasse sur l’intentionnalité au profit des comportements ».

Il rappelle par ailleurs les différences importantes qu’il fait entre motivation et mobilisation2, le premier étant trop souvent considéré comme un préalable pour l’activité et le second, ce que l’on vise à travers celle-ci.

Une discussion plutôt qu’un débat

Grégoire Borst nous a éclairé sur les fonctions qu’il accorde aux outils de mesure, en dénonçant les tests institutionnels (nationaux particulièrement), dont les résultats n’apportent que peu d’informations utiles aux enseignants, puisqu’ils sont déjà observables dans le quotidien de la classe. D’autres dimensions comme le bienêtre, la métacognition, l’inhibition (penser contre soi-même), pourraient permettre d’envisager la résilience pour un certain nombre d’élèves et serviraient aux enseignants.

Philippe Meirieu a conclu avec l’une de ses formules chocs : « il faut utiliser la mesure avec mesure », et propose trois précautions à ce sujet : ne pas oublier ce qu’il nomme la « jurisprudence Binet3 » : les tests de l’échelle métrique de l’intelligence n’ont de sens que lorsqu’ils sont réussis. Il faut donc distinguer et articuler critères et indicateurs pour éclairer les choix, éviter de faire de la mesure des outils systématiques de comparaison et de compétition.

Grégoire Borst a abondé, en prenant des exemples de pratiques scolaires qui valorisent la comparaison sociale, parfois à l’insu des enseignants qui les mettent en place. Il prolonge la question de l’évaluation en insistant sur la variabilité des capacités de chacun (notamment entre 4 et 11 ans), ou sur la période de l’adolescence qui laisse encore présager de profonds changements du fait de ce qu’il nomme « une reconfiguration complète du cerveau ».

Autrement dit, rien n’est jamais totalement joué du point de vue cognitif. Ces positions ne peuvent que ravir celui qui a fait du principe d’éducabilité l’un de ses plus grands combats.

Grégoire Borst, par certains aspects, donne le sentiment d’une nouvelle vague de neuroscientifiques, à l’instar d’Albert Moukheiber ou de Samah Karaki, qui assument d’être attachés à des valeurs. Ils n’en perdent pas pour autant leur exigence scientifique. De quoi se réconcilier avec les neurosciences, grâce à Grégoire Borst qui reste prudent sur leurs capacités à transformer l’enseignement, tout en se montrant engagé aux côtés de ceux qui sont chaque jour au pied du mur.

Gregory Delboé
Formateur à l’Inspé de l’académie de Lille.

Sur notre librairie

N° 527, Neurosciences et pédagogie, disponible en format numérique.

 


 

Notes
  1. Jerome Seymour Bruner, Car la culture donne forme à l’esprit : de la révolution cognitive à la psychologie culturelle, 1990.
  2. https://www.meirieu.com/DICTIONNAIRE/motivation.htm.
  3. Alfred Binet est le concepteur de ce que nous appelons aujourd’hui le test de QI.