Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Livre du mois du n° 596 – Émanciper ou contrôler ? Les élèves et l’école au XXIe siècle

Couverture du livre de Pascal Clerc, « Émanciper ou contrôler ? »

Couverture du livre de Pascal Clerc, « Émanciper ou contrôler ? »Pascal Clerc, Autrement, 2024.

D’entrée, Pascal Clerc se met en scène à la porte d’un lycée. Au point de vue anonyme et zénithal d’une géographie désincarnée, il préfère le point de vue subjectif et horizontal d’une géographie véritablement humaine. La porte est un point d’observation privilégié pour le géographe, qui considère que les lieux disent l’état de la société et la structurent, qu’ils sont les fruits des choix des groupes dominants, que les dominés, par leurs usages, subissent, s’adaptent et parfois détournent.

Les premiers chapitres du livre (« Franchissements », « Frontières », « Séparations ») font le constat que ces portes sont de plus en plus fermées. Leur franchissement est un rite de passage : du monde extérieur hostile, forcément hostile, au monde intérieur, forcément protecteur. La fermeture prend place dans le contexte sécuritaire accentué par l’écho des crimes contre Samuel Paty et Dominique Bernard, qui justifie une illusoire « fermeture des frontières ». Dans un temps plus long, elle s’inscrit dans la « forme scolaire », qui veut que l’éducation n’est possible que si l’on fait de l’école un sanctuaire dans lequel on n’entre qu’en se dépouillant de ses singularités, de son éducation familiale et de ses croyances religieuses.

Pascal Clerc évoque ces jeunes filles qui, d’un geste furtif avant de franchir la porte, ôtent le voile, moins parce qu’elles sont convaincues des bienfaits d’une laïcité porteuse pour elles de violence symbolique que pour échapper à l’étrange sanction de la mise à la porte, dont le résultat est de renforcer l’isolement spatial de celles que l’on prétend « intégrer ».

La fermeture s’affirme dans une architecture du cloisonnement adaptée au « système classe » (unité de temps : l’heure de classe ; de lieu : la salle de classe ; d’âge : la « classe » ; de contenus transmis par un enseignant unique) par la hauteur des murs et des grilles, par le contrôle panoptique des lieux de récréation, ce qui fait écrire à l’auteur que « les toilettes sont le seul lieu où les élèves peuvent avoir une vie privée ».

Le tableau est noir. Les trois chapitres suivants (« Porosités », « Extérieurs », « Réseaux ») l’éclaircissent un peu. Il suffit de s’approcher successivement d’un collège d’un quartier « favorisé » et d’un collège d’un quartier « populaire » de Marseille pour constater que le quartier est autant dans le collège que le collège dans le quartier. L’uniformité par la fermeture est une illusion, c’est même plutôt par la fermeture que l’uniforme craque.

Ailleurs, dans une belle école brésilienne par exemple, l’ouverture est un projet. En France, des portes s’entrouvrent. On sait l’effort séculaire et minoritaire des tenants de l’éducation nouvelle, de ceux qui font aujourd’hui « l’école dehors » et d’autres pionniers, pour faire en sorte que l’expérience du monde soit au cœur du projet pédagogique, que la continuité entre le monde et l’école soit le programme, que l’apprentissage soit partout, qu’il ne soit plus enfermé dans le lieu clos de la salle de classe et de ce fait dans la relation exclusive de transmission par l’enseignant à des élèves indistincts. D’ailleurs, la fermeture peut-elle tenir face à l’irruption des réseaux ? Avec leurs portes dérobées et leurs multiples fenêtres, ils font trembler les murs de « l’école forteresse ».

Ils sont là, nous dit Pascal Clerc, ils traversent les murs, faisons-en, sans naïveté ni crainte, un instrument d’une éducation qui ouvre sur l’émancipation.

Yannick Mével

Questions à Pascal Clerc

Pascal Clerc, photographie de Franck Ferville © Flammarion.

Franck Ferville © Flammarion
Vous dénoncez la fermeture des espaces scolaires sous prétexte de sécurisation. Quelle alternative ?

Depuis le XIXe siècle au moins, il y a une volonté de séparer les espaces scolaires du monde environnant, perçu comme une forme de distraction. C’est paradoxal, car on retire du monde pour y préparer. Aujourd’hui, la séparation est renforcée par la fermeture et elle est légitimée par un besoin de sécurité. Normal. Qui voudrait de l’insécurité ?

Le problème est la réponse, sécuritaire. On boucle et on contrôle ; avec des barrières, des sas, des caméras, des badges, etc. Une réponse guidée les obsessions anxiogènes de certains médias et par les discours de politiques qui veulent occuper le terrain avec de la surenchère.

Mais elle est largement inefficace. Un établissement est un lieu dans lequel on entre et on sort en permanence ; on l’a vu avec la mort de Samuel Paty, un individu malintentionné peut se contenter d’attendre dehors sa victime. Dans leur enquête de 2022 sur le climat scolaire, Éric Debarbieux et Benjamin Moignard notent que les violences sont presque exclusivement internes aux établissements, la violence d’intrusion est très rare. Tous mes interlocuteurs, en particulier les responsables d’établissements scolaires, m’ont dit que la sécurité, c’était d’abord de la présence humaine. Et c’est ce qui manque dans nos écoles. Il n’y a pas d’humanité dans une caméra de surveillance. La présence humaine permet le dialogue, le partage et l’interconnaissance. La sécurité est une question sociale et pédagogique. Or, elle a été accaparée par des acteurs qui n’ont aucune idée de ce que sont les finalités éducatives. Il faudrait que la communauté enseignante se réapproprie cette question.

Vous affirmez qu’à l’école, « l’univers du même est une illusion ». Que dire à ceux qui craignent que cela engage dans un rejet du projet républicain d’une école pour tous ?

L’entrée dans un établissement scolaire – l’entrée physique notamment – renvoie à un projet d’uniformisation ; c’est l’univers du même qu’évoquait Mona Ozouf. C’est une illusion, parce que les élèves sont différents, avec des histoires et des projets différents. C’est aussi une supercherie, parce que notre système éducatif est très inégalitaire. Thomas Piketty montre que la dépense par élève, sur l’ensemble d’une scolarité, varie de 65 000 à 300 000 euros, et ceux pour qui on dépense 300 000 euros ne sont pas ceux qui en auraient le plus besoin dans une perspective égalitaire.

Pourquoi l’acceptation de la différence serait-elle nuisible au projet républicain ? Ce projet, intimement associé à nos valeurs, je le défends vigoureusement. Mais ce n’est pas en tentant de gommer les différences qu’on le met en œuvre. La richesse de l’école, c’est justement la différence. C’est en apprenant à faire cohabiter nos dissensus dans l’espace commun de l’école qu’on éduque.

Que peut apporter une approche géographique à ce que vous appelez « obsession nationale », la laïcité ?

La géographie comme d’autres sciences sociales fournit une grille de lecture de la laïcité. J’en ai pris conscience avec l’observation d’une expérience spatiale très commune à l’entrée d’un lycée, où je vois des jeunes filles faire glisser sur leurs épaules le foulard qui couvrait leurs cheveux, précisément sur la ligne séparant l’extérieur de l’intérieur, manifestant ainsi leur acceptation de la loi et la volonté de conserver une maitrise de leurs pratiques. En outre, les mots associés à la laïcité ont presque toujours une dimension spatiale : assimilation, intégration, ségrégation, exclusion.

J’en suis arrivé à la conclusion suivante : l’assimilation (ce qui signifie faire disparaitre les singularités) conduit à l’exclusion de ceux qui n’acceptent pas cette perte partielle de leur identité, donc à la ségrégation. Cette « laïcité de combat » produit exactement ce contre quoi les assimilationnistes disent vouloir lutter. Je plaide donc pour une « laïcité ouverte », plus souple, qui, tout en étant intransigeante sur les valeurs républicaines, serait plus propice à l’intégration et au vivre ensemble.

Parlons d’apprentissage de la géographie : explorer le monde autour de soi, cela ne fait-il pas courir le risque de l’enracinement, voire du ghetto ? Quelles articulations entre l’expérience du monde (dehors) et son interprétation (dedans) ?

Il y a peut-être un risque, mais ce n’est pas une raison pour ne pas sortir ! Et de toute façon, le risque fait partie de l’apprentissage. Bien sûr, il faut élargir les horizons, découvrir quand c’est possible à la fois, la banlieue, la ville-centre, les espaces ruraux. Il est vrai que nos établissements sont dans des environnements très divers, mais ce sont aussi des richesses.

Si l’expérience du monde se fait d’abord dehors, l’interprétation n’est pas réservée au-dedans. Le dehors est un formidable espace d’apprentissages, pas seulement pour la géographie. On peut presque tout faire dehors, les apprentissages formels (lire, dessiner, compter, mesurer, argumenter) comme la mobilisation du corps (tellement oublié dans les salles de classe !) et l’usage de tous les sens.

Propos recueillis par Yannick Mével

Sur notre librairie

Couverture du n° 596, « Citoyenneté(s) »