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Les places et les chances – Repenser la justice sociale

L’idéologie de l’égalité des chances, qui semblait rassembler discours de gauche comme de droite dans un paresseux consensus, se trouve de plus en plus remise en question par plusieurs chercheurs et ce petit livre clair et argumenté de François Dubet s’ajoute à d’autres où l’on retrouve (chez Duru-Bellat ou Van Zanten par exemple) un effort d’élucidation conceptuel et surtout de dévoilement de ce qui se cache derrière une idée à priori séduisante, à savoir le maintien des « places » établies, quand bien même il y aurait davantage de mobilité sociale.
L’originalité de l’ouvrage, qui reprend en fait une thématique souvent développée par François Dubet, est de passer en revue de façon systématique les arguments en faveur et en défaveur de deux idéologies qui en fin de compte s’opposent : l’égalité des chances donc, et ce que le sociologue appelle « l’égalité des places ». Par cette formule bienvenue, l’auteur désigne ce mouvement de la société visant à réduire les inégalités entre les différentes positions sociales. « Pour le dire en un mot, il s’agit moins de promettre aux enfants d’ouvriers qu’ils auront autant de chances de devenir cadres que les enfants de cadres eux-mêmes, que de réduire l’écart des conditions de vie et de travail entre les ouvriers et les cadres ». Idéologie probablement moins glorieuse, mais en fin de compte, plus progressiste et moins hypocrite et François Dubet après une quasi dissertation classique avec thèse, antithèse et synthèse, marque sa préférence pour elle, au moins comme priorité, ce qui n’est pas forcément dans l’air du temps. Au passage, certaines idées reçues sont remises en question : la mobilité sociale qui serait plus grande aux États-Unis qu’en France (c’est le contraire !), les inégalités sociales seraient favorables au dynamisme économique (voir l’exemple des pays scandinaves ou océaniens)… D’ailleurs, au fond, une politique subtile de réduction des inégalités est favorable à plus d’égalité des chances au sens d’accession aux plus hautes sphères des moins favorisés.
Et sur le plan scolaire, on sait que cela veut davantage dire se battre pour un socle commun qui assure un minimum solide à chacun ou améliorer le fonctionnement des écoles de milieu populaire que de se polariser sur le nombre de boursiers accédant aux classes préparatoires aux Grandes Écoles. D’autant que « il est tout à fait possible que, par le jeu des taxes et des impôts, les moins favorisés, dont les enfants font des études courtes et peu rentables, paient pour les autres » et que « tous les dispositifs sont bons à prendre, mais que pèsent-ils quand on ne veut pas réduire les inégalités entre les activités professionnelles et entre les quartiers ». Derrière la noble façade (exaltation du « mérite » du « choix de l’individu » ou de la « volonté républicaine » de l’égalité des chances se cache le creusement des inégalités. Tandis que l’égalité des places n’est pas condamnée à sa caricature (le fantasme du « nivèlement » qui ferait de la France une nouvelle Albanie communiste…, la toute-puissance d’un État-providence déresponsabilisant)… L’égalité des places n’est pas contradictoire avec la mise en avant de l’autonomie des individus, mais elle a l’avantage d’« engendrer une société moins cruelle que l’égalité des chances ».

Un livre qui, s’il dépasse le cadre de l’École (dont ce n’est pas l’objet principal), concerne pourtant directement celle-ci et s’avère particulièrement stimulant. On peut espérer qu’il contribuera à faire avancer la réflexion notamment des politiques qui trop souvent se cantonnent au quantitatif et aux bons sentiments de « l’égalité des chances » . Une pièce à des débats qu’on espère de fond, pour penser les évolutions de l’école dans une perspective progressiste dans un pays où, rappelons-le, les inégalités scolaires ont tendance à renforcer les inégalités sociales au lieu de les atténuer.

Jean-Michel Zakhartchouk