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« Le moment est très critique »

Dominique Bucheton, photo Caroline Brisedoux.

Photo Caroline Brisedoux

À quelles conditions peut-il y avoir du plaisir à apprendre et à enseigner ? Quelles évolutions seraient possibles et souhaitables pour cela ? Dominique Bucheton, professeure honoraire en didactique du français de l’université de Montpellier, intervenait lundi 19 aout lors de nos Rencontres d’été à Bourges sur le thème « Cultiver le plaisir d’apprendre et d’enseigner ». Voici un compte rendu de cette conférence.

Dès l’introduction de sa conférence, Dominique Bucheton souligne que « enseigner, c’est toujours inscrit dans des contextes, y compris politique », et qu’« on ne peut pas dissocier les contextes pédagogiques et didactiques des contextes politiques, et des cultures héritées ».

Pour elle, les aventures conduites avec les élèves sont une grande source de plaisir, mais « aujourd’hui, on ne peut plus les conduire, ces aventures ». L’autre plaisir qu’elle identifie, c’est celui de faire grandir les élèves, « d’humaniser au maximum les adolescents que nous avons : c’est reprendre notre ambition de les émanciper, cela veut dire apprendre à agir par soi-même, développer l’esprit critique, mais aussi leur apprendre à penser avec les autres. Et donc les faire réussir dans des contextes compliqués et difficiles. »

Dominique Bucheton observe qu’il y a eu « ces dernières années, des avancées scientifiques incroyables sur le plan de la pédagogie de la didactique. On a des moyens pour que cela s’améliore. Mais nous sommes dans un moment de crise très profonde, le moment est très critique, il n’est pas possible que ça continue : les résultats scolaires sont en baisse, malgré tous les savoirs accumulés sur l’enseignement. »

« Qu’est-ce qu’on a raté ? »

Elle voit un autre signe de crise la situation politique et le nombre des votes pour l’extrême droite : « Dans une population qui a le bac à 80 %, qu’est-ce que l’on a raté? Leur a-t-on appris à penser, à se faire un avis par eux-mêmes ? »

La chercheuse évoque également « un mouvement de marchandisation de l’école : bientôt, on aura des cabinets de conseils » qui diront ce qu’il faut faire, ou encore une « dématérialisation » du savoir et « une violence institutionnelle énorme : on est amené à agir contre sa propre conscience ». Cela engendre un malêtre des enfants, des enseignants et des familles. Et « tout cela n’est pas seulement vrai en France », souligne-t-elle, de même que la crise du recrutement.

Elle relève encore une « déferlante de réformes et de prescriptions », avec « une mise sous tutelle » de tous les corps de métiers d’éducateurs, « de l’inspecteur à l’enseignant ».

Des résistances

« Il faut réagir ensemble », plaide Dominique Bucheton, en évoquant le collectif Riposte, qu’elle a contribué à fonder et dont fait aussi partie le CRAP-Cahiers pédagogiques. « L’idée, c’est de se poser la question de quel homme et quelle femme responsable nous voulons pour notre société : il faut réaffirmer la démocratisation qui est en régression, de même que l’émancipation, et plus encore le sens de la responsabilité, un sens partagé de la responsabilité des élèves, des enseignants et des familles. »

Elle identifie une série de freins et pistes auxquelles, pour elle, il faut absolument réfléchir.

« La première idée, c’est d’arriver à repérer les résistances : les pratiques ne s’améliorent pas, voire s’aggravent. Il faut réfléchir aux résistances qui sont présentes dans la profession et ne pas les mettre sous le tapis mais trouver des solutions. »

Elle cite en exemple de résistance la question de l’orthographe. « Faire penser les élèves est une priorité, avant de corriger l’orthographe. Mais il y a un obstacle majeur : bien orthographier et apprendre à communiquer sont les priorités souvent énoncées par les enseignants et les familles. Il y a une espèce de consensus sur ce sujet, qui va empêcher de se poser des questions. »

De l’importance de la formation

Il s’agit là de ce qu’elle appelle une logique d’arrière-plan : c’est verbalisable, on l’entend dans les salles de classes, dans des conseils, quand on parle avec les familles… « Mais au moins on peut en discuter. » Elle y oppose les logiques profondes : ce sont des logiques dont on n’a pas conscience, parfois héritées, qui existent tant chez les élèves que chez les enseignants, et qui influent beaucoup sur ce qui va se passer pour les élèves.

« Ces logiques et résistances d’arrière-plan elles sont extrêmement puissantes », et difficiles à penser et dépasser. Cela peut se faire en formation, pourvu qu’elle soit longue, ou lors de temps en groupe, « comme ici aux Rencontres du CRAP-Cahiers pédagogiques », mais elle ajoute que « quand on est en établissement, on subit la pression du collectif ».

« Il faut aussi des formations dans lesquelles les formateurs ne sont pas dans la prescription mais dans la réflexion. La formation doit être absolument repensée, par la formation de formateurs. »

Retrouver le sens

Autre piste à travailler, celle du « sens éducatif des savoirs : est-ce que les finalités éducatives des savoirs sont questionnées ? J’ai l’impression que c’est un impensé », dit la chercheuse. « On est dans un émiettement et une technicisation des savoirs invraisemblables. Il faut aussi enseigner ce qu’on peut faire de ces savoirs, pour penser la complexité des problèmes à résoudre. »

Elle dénonce aussi une hiérarchisation des savoirs, entre « les bons et les mauvais, ceux qui rapportent pour Parcoursup et les autres. Le savoir est devenu une monnaie, et non plus un outil pour penser, pour se poser de nouvelles questions. »

Il y a ainsi eu une sorte de déshumanisation des savoirs. « Pourquoi l’homme construit-il des savoirs ? Pour résoudre des problèmes d’écologie, de survie, etc. » Les savoirs ont du sens pour les élèves s’ils ont du sens pour la vie. « On a oublié le sens : qu’est-ce que c’est que lire ? Qu’est-ce que la littérature ? En quoi va-t-elle faire penser les élèves ? En quoi va-t-elle les emporter ailleurs ? Qu’est-ce qui est littérature aujourd’hui ? Le rap n’est-il pas une certaine forme de littérature ? »

« Ne perdons pas le sens de l’humain et du savoir », exhorte-t-elle.

S’ajuster

Dominique Bucheton appelle également à interroger les statuts réciproques des élèves et des enseignants. Pour elle, c’est très clair : « L’enseignant n’est plus celui qui apporte le savoir. Le savoir est ailleurs. L’enseignant est devenu un accompagnateur. Son langage est en cohérence avec cet accompagnement. Avec l’arrivée de l’informatique, on va être dans de nouvelles formes d’étayage. Le rôle de l’enseignant aujourd’hui, c’est de s’ajuster, et c’est de plus en plus complexe. » Et cela représente, donc, un changement de statut « par rapport au savoir et aux élèves, par rapport aux familles ».

« Je vois la classe comme un grand cerveau social : les élèves n’arrivent pas avec la même langue maternelle, pas avec la même culture, ils ont des projets et des ambitions scolaires très différentes, avec des valeurs différentes, un rapport aux adultes différents. C’est ce cerveau social qu’il faut faire travailler ensemble. L’école n’est pas un lieu protégé. C’est un lieu de vie comme les autres ; il faut arriver à s’ajuster avec les uns et avec les autres. »

Cet ajustement des enseignants nécessite une longue formation et « une très grande culture », souligne Dominique Bucheton : « Enseigner, c’est largement aussi difficile que d’être médecin. Combien de temps forme-t-on les futurs médecins ? »

Elle poursuit en soulignant que s’ajuster demande une grande créativité de la part des enseignants. « Et la créativité des enseignants, les imprévus, demandent une grande liberté. La revendication de la liberté pédagogique, ce n’est pas pour faire n’importe quoi, c’est pour dégager en collectif des principes qui permettront d’agir avec créativité, pour inventer ses pratiques et s’adapter à l’imprévu. »

Revoir le statut des élèves

Il faut aussi un statut nouveau pour les élèves. Cela passe notamment par le développement de formes d’évaluations dont les élèves pourraient se sentir non pas objets mais sujets, ainsi que par le développement des responsabilités des élèves dans leur évaluation : interévaluation, autoévaluation, pour qu’ils soient responsables de leurs apprentissages. À contrario, aujourd’hui, « les élèves sont devenus des pions dans des cases, ils ne sont plus considérés comme des personnes à part entière. Ce sont Parcoursup et les algorithmes qui vont décider de leur avenir. Il y a une déshumanisation de l’école. »

Enfin, le rôle de la recherche a également changé. « Le rôle des chercheurs aujourdh’ui, c’est plutôt d’accompagner les enseignants et de les faire parler. Un chercheur ne sait pas, il cherche. Il se pose toujours la question de ce qu’il n’a pas compris. Il faut exiger que la recherche soit très liée à la formation, pour former des individus qui ont capables de penser. »

Toutes ces mutations doivent s’organiser dans une grande réflexion collective, pour Dominique Bucheton, qui évoque à nouveau le collectif Riposte. Pour elle, « la démocratisation de l’école c’est la démocratisation des prises de décision ». Et elle souligne que le collectif intègre aussi des associations de parents : « Il faut absolument collaborer avec les parents. »

Cécile Blanchard, avec l’aide de Julie Lefort

À propos du collectif Riposte :
Halte à la casse de l’école : une riposte collective s’impose ! Tribune sur notre site
Et le site du collectif : https://collectif-riposte-education.fr/

D’autres conférences des Rencontres :
Enseignant : un métier en « mutation », avec Luc Ria
Pour une école réellement inclusive, avec Alexandre Ployé
Apprendre à penser contre soi-même, avec André Tricot
« On ne peut pas se passer d’un climat scolaire de qualité », avec Caroline Veltcheff
La coopération, c’est politique !, avec Sylvain Connac