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Enseignant : un métier en « mutation »
Il faut « un plan de formation sérieux », en particulier dans le secondaire, plaide Luc Ria, chercheur en sciences de l’éducation et de la formation et directeur de l’Institut français de l’éducation (IFE), porteur de la chaire Unesco « Former les enseignants au XXIe siècle ». Intervenant aux Rencontres d’été du CRAP-Cahiers pédagogiques à Moulins, il parle de « transformation » et même de « mutation professionnelle » en cours à propos de l’enseignement, en particulier après le confinement de 2020.
« Qu’on soit débutant ou chevronné, dans le premier ou le second degré, on est devant de nouvelles générations d’élèves et le métier d’enseignant et d’enseignante est percuté. Sur les quinze, vingt années à venir, il va falloir mettre en place des dispositifs pour réfléchir au métier », prévient Luc Ria.
Notamment, il estime qu’on ne peut plus aujourd’hui exclure la part numérique du métier enseignant. La crise liée aux confinements « aura accéléré le passage, avec des résistances », mais il y a aussi des risques de décrochage de certains enseignants. Il y a donc pour lui une nécessité de formation continue. « Les transformations ne s’opèrent pas de manière miraculeuse. Elles prennent du temps, parce qu’elles nécessitent de changer ses représentations. » Luc Ria parle aussi de « conversion du regard ».
Il décrit la phase de confinement lié au Covid-19 comme une période de crise, avec, selon les enseignants, une « activité empêchée » (sentiment d’être un observateur impuissant du creusement des inégalités entre les élèves), une « activité en rebond » (la crise est alors perçue comme un terrain ou un moment d’expérimentation) ou encore une « activité en mutation ». La crise est alors une période de renforcement de modalités d’enseignement à distance déjà expérimentées (type classe inversée).
Le chercheur fait un parallèle entre l’arbitrage en football et les situations d’enseignement : ça se déroule sur une scène publique, il y a un arbitrage à faire, avec une part de subjectivité, un historique et la nécessité de créer une forme d’équilibre. De fait, un enseignant ou une enseignante « prend en moyenne deux-cents microdécisions en une heure » dans sa classe, pour ajuster sa posture ou le contenu de son cours.
Il renvoie au travail de thèse de Marie-Christine Maas, enseignante en sciences physiques et chimiques et doctorante au laboratoire ICAR (Interactions, corpus, apprentissages, représentations) de l’ENS de Lyon, sur l’expertise ordinaire des enseignants en contexte d’enseignement difficile. Il s’agit de comprendre comment se déploie l’activité qui fonctionne, qui permet aux enseignants et enseignantes d’être efficients. C’est une activité qui échappe aux chercheurs : « On la voit, mais on ne la comprend pas forcément. »
Cette expertise repose sur une organisation temporelle ainsi que sur une organisation et une occupation de l’espace, avec des configurations spatiales structurées et structurantes. Il relève aussi un aspect socioéthique prégnant autour du fait de prendre soin des élèves, une dimension liée aux valeurs et à l’éthique de l’enseignant ou de l’enseignante. C’est une thématique qui apparait dans les échanges avec les enseignants mais qui échappe généralement aux enseignants débutants. Il y a également une dimension d’ « économie de soi » pour faire classe tout au long de la journée. Plus que d’efficacité, il s’agit donc bien de parler d’efficience.
Lors de ses observations dans les classes, Luc Ria constate qu’il y a une tension entre enseigner et contrôler. La trajectoire d’un enseignant débutant passe ainsi d’« attendre pour enseigner » à « contrôler pour enseigner », puis à « enseigner pour contrôler » et enfin à « enseigner pour faire apprendre ». « Il faut une journée complète à des étudiants de formation initiale pour comprendre que la mise au travail peut être préalable à l’ordre. » Luc Ria parle à ce sujet de « révolution culturelle » par rapport à leurs préconceptions du métier.
Il évoque un autre aspect qui nécessite également une transformation des conceptions du métier. Pour un élève, « le fait d’agir, d’être en activité, ne garantit pas du tout qu’il va y avoir apprentissage ». Il faut qu’il y ait une prise de conscience de l’objectif d’apprentissage. Or, beaucoup de débutantes et débutants perçoivent à peine cette problématique au début de leur enseignement, relève-t-il.
Également directeur scientifique du programme de vidéoformation pour l’enseignement scolaire, à travers la plateforme Néopass@ction, Luc Ria préconise le recours à l’analyse de situations d’enseignement, à travers la vidéo ou l’observation directe, pour entrer dans la réflexion sur ses pratiques : « Quand je vois l’autre agir, je m’immerge dans son activité et j’interroge ma propre activité. » Pour lui, « une telle dynamique professionnelle, c’est du développement professionnel, une manière de se serrer les coudes, une solidarité collective. On ne peut pas prendre cette question individuellement. »
Il observe que ce type de formation est plus développé dans le premier degré, citant notamment les constellations mises en place depuis quelques années dans les circonscriptions, et plaide pour mettre en place des « observatoires » dans les établissements, pour comprendre ce qui est enseigné et ce qui est appris par les élèves. Selon lui, mettre en œuvre de telles modalités de formation dans le secondaire nécessite de sensibiliser les chefs d’établissement, pour qu’ils donnent une impulsion. Par exemple eux-mêmes peuvent être filmés sur une demi-journée pour montrer leur activité et y réfléchir avec d’autres.
Il préconise ainsi de développer « des enquêtes collaboratives pluricatégorielles » dans les établissements, pour que chacun, y compris les chercheurs associés, se saisisse de la formation et y trouve son compte. Il convient aussi pour lui d’augmenter le temps de formation et de le rendre obligatoire.
En outre, il faut tenir compte du point de vue des élèves, de leurs expériences vécues, de leurs ressentis, pour identifier les obstacles à la compréhension, car « les élèves sont des experts de l’observation et de très bons décrypteurs de profs ».
Enfin, interrogé par des participants des Rencontres du CRAP-Cahiers pédagogiques sur la possibilité de mettre en œuvre un tel plan de formation « étant donné l’état dans lequel sont les Inspé et les universités », il insiste : « On dit au niveau international que pour être un bon prof, c’est cinq ans de formation initiale et cinq ans d’expérience professionnelle, soit dix années au total, comme pour devenir chirurgien. Tout ce qui va être fait au rabais va augmenter la médiocrité de notre système éducatif. »
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