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Le complexe de l’évaluation

L’évaluation semble bien se porter. Les publications récentes se succèdent à son propos et, au fond, elle constitue un assez bon révélateur des pratiques pédagogiques et des modèles d’apprentissages auxquels nous nous référons, au moins implicitement. Mais le sujet n’est-il pas encore épuisé ? Et que peut-il encore y avoir de neuf à en dire ?

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L’évaluation semble bien se porter. Les publications récentes se succèdent à son propos et, au fond, elle constitue un assez bon révélateur des pratiques pédagogiques et des modèles d’apprentissages auxquels nous nous référons, au moins implicitement. Mais le sujet n’est-il pas encore épuisé ? Et que peut-il encore y avoir de neuf à en dire ?

Si apparemment il y a toujours à dire, c’est qu’il s’agit d’un de ces thèmes complexes (ce qui ne veut pas seulement dire compliqués), pour lesquels plusieurs points de vue d’apparence contradictoire doivent, d’une manière ou d’une autre, coexister et s’imbriquer. Chaque point de vue défendu, chaque outil construit, en oublie ou en minore nécessairement d’autres, lesquels reviennent au premier plan dans les publications suivantes. C’est ce qu’a montré André de Peretti dans un chapitre de Pour une école plurielle. Une pyramide de triangles emboîtés1y illustre la manière dont chaque thème répond en écho à un autre, qui le module, le contredit, le complète, le déplace. Quand on dit évaluation-sélection, on répond : oui, mais aussi évaluation-formation ; à l’évaluation-certification fait contrepoint l’évaluation-sécurisation ; et l’évaluation comme classement doit être couplée avec une évaluation comme projet personnel d’orientation. D’aucun de ces points de vue, on ne peut durablement faire l’économie.

En attendant la catharsis…

Patrice Ranjard, dans son livre tonique Les enseignants persécutés2, est excédé par le peu de portée qu’il note chez les enseignants, des critiques (pourtant bien classiques) sur le manque d’objectivité et de fidélité des notes, critiques que la docimologie a pourtant accumulées depuis les travaux pionniers de Piéron3. Une telle résistance ne peut avoir qu’une explication, dit-il nettement : c’est qu’on le sait déjà, qu’on ne le sait même sans doute que trop, et qu’on s’emploie précisément à se le cacher ! Inutile alors, si c’est vrai, de le répéter sans cesse et de peaufiner d’improbables arguments adressés à qui ne veut (ou ne peut) pas les entendre. Car le principal effet risque alors d’être une exacerbation du mur de défenses contre l’angoisse et la dévalorisation que se sont construites beaucoup d’enseignants. Écoutons donc Ranjard :

« Cinquante ans se sont écoulés depuis l’enquête de la Commission Carnegie, des études probantes se sont multipliées, des publications ont suivi… L’effet sur le système de notation dans l’Éducation nationale est resté à peu près nul […]. Dans l’ensemble, les instituteurs et professeurs continuent à croire dur comme fer que lorsqu’ils mettent 10 c’est que ça vaut 10 et pas 12 ni 8. […]

Non seulement ils ne s’intéressent pas à la docimologie, mais ils sont d’une extrême susceptibilité à propos de leurs notes. Demandez à un professeur quels sont ses critères de notation, qu’est-ce qui lui fait dire que cette copie “ vaut 8 ” et que celle-ci “ vaut 12 ”. Il est incapable de vous le montrer de façon convaincante. Insistez, il fronce le sourcil. Et si vous vous obstinez, il se fâche : vous êtes en train de mettre en doute sa conscience professionnelle ! Vous pouvez bien essayer de lui expliquer que la conscience professionnelle n’a rien à voir là-dedans, puisqu’il s’agit d’un problème essentiellement technique et méthodologique, mais il est généralement trop tard. Quand, dans une discussion, un enseignant a “ sorti ” sa conscience professionnelle, c’est qu’on a atteint la phase de rupture de la communication. »

Certains en tireront peut-être la conclusion qu’en attendant une hypothétique catharsis de la profession, mieux vaut se contenter des quelques péréquations d’usage entre correcteurs les jours d’examen, pour éviter les injustices… et les risques de réclamation de la part des usagers. Telle n’est évidemment pas la conclusion de Ranjard.

L’évaluation : mesure ou transaction ?

Yves Chevallard, didacticien des mathématiques, prend la question à rebours. L’erreur fondamentale de ceux qui critiquent la fiabilité insuffisante de la notation des élèves serait qu’ils imaginent que celle-ci relève de la mesure. Or, dit-il, elle n’est précisément pas une mesure objective, et elle ne peut l’être. Il constate bien, lui aussi, que « les faits (et les enseignants) sont têtus », mais au lieu d’une interprétation de nature psychologisante portant sur le mode de structuration de la personnalité des enseignants, il nous propose une explication institutionnelle, qu’il lie à la nature des relations didactiques dans le triangle bien connu savoir/enseignant/élève(s). La note serait d’abord une transaction implicite entre le prof et la classe, dans laquelle l’enseignant n’a guère plus de choix que l’élève, chacun se voyant assigner un rôle par le « contrat didactique »4en vigueur dans la classe

. À travers chaque série de notes (et il n’y en a finalement pas tant que cela dans une année scolaire), le prof remettrait en question la crédibilité de son enseignement auprès des parents, des élèves et de l’institution tout entière. Si alors, le « quart de point » n’a pas de valeur métrologique, il constitue l’un des leviers importants à la disposition des enseignants pour assurer le devenir des apprentissages dont ils ont socialement la charge.

Persuasion militante ou recouvrement idéologique

Autant l’approche de Ranjard « décoiffe », et peut culpabiliser (à l’excès ?) les enseignants, autant celle de Chevallard rassure bien vite son monde, et dédouane à bon compte ceux qui rechignent à s’interroger sur leur façon de noter. Si ce n’est plus « la faute au système » comme les explications macro-sociales classiques, c’est la faute de la situation didactique qu’il serait du « métier de l’élève » de supporter ! Le premier auteur se place dans le camp des innovateurs qui dénoncent certaines pesanteurs du système dans l’espoir de le voir évoluer (et en tout cas d’y contribuer), le second re-légitime l’autorité magistrale un moment menacée, et lui fournit de surcroît, un fondement d’allure scientifique, découlant d’une analyse des « lois » du système didactique. C’est précisément là ce qu’Althusser a appelé une opération idéologique, dont l’efficacité se fonde sur le masque des options derrière la fausse évidence d’une description objectivée. Plus efficace, on le sait bien, que l’imprécation militante.

Le reflet des contradictions sociales dans une société pluraliste

Il est pourtant vrai que l’institution scolaire d’aujourd’hui, reflet des contradictions d’une société pluraliste, se caractérise par l’impossibilité d’un accord social sur les valeurs et finalités de l’école. Et cela retentit fatalement sur les modalités de l’évaluation, comme l’a brillamment montré Philippe Perrenoud dans La fabrication de l’excellence scolaire5Philippe Perrenoud, La fabrication de l’excellence scolaire, Droz, 1984/efn_note]

. S’il s’avère si difficile de clarifier, d’une façon rationnelle et technicienne, les objectifs de l’enseignement et leur évaluation, ce serait d’abord parce que l’ambiguïté du système a un rôle assigné : celui de sauver les apparences, de produire un consensus mou, en s’appuyant sur les ressources de la polysémie des mots et des pratiques.

Car dès l’instant où l’on voudrait clarifier les choses, on exacerberait les opinions divergentes sur l’école et on allumerait une guerre de religion. L’école serait ainsi condamnée à annoncer des objectifs ambitieux — nécessairement ambitieux, sous peine d’entendre instantanément les cris indignés de ceux que hante l’abaissement des exigences scolaires —, mais sans accepter de se doter des moyens qui conduiraient à rendre trop manifeste le caractère irréaliste de telles exigences sociales.

L’école ne peut ainsi vivre que dans ce compromis permanent, selon une illogique qui a du sens. Imaginons en effet un instant qu’un enseignement soit organisé de telle sorte que tous les élèves accèdent de manière effective aux savoirs assignés, ce qui satisferait aussi bien les tenants de la « pédagogie de maîtrise » issue de l’enseignement programmé, que les partisans de l’éducation nouvelle. Eh bien, on peut le prédire, personne n’y croirait ! On entend déjà d’ici les communiqués du Finkielkraut ou de la Badinter de service, lesquels occupent la niche écologique du Milner précédent dont on n’entend plus guère parler. Personne n’y croirait, disais-je, en dehors de petits groupes vite marginalisés, suspectés de connivence.

Ou bien… ou bien…

Et l’interprétation (double) serait simple : ou bien les objectifs sont ridicules, ou bien la notation est laxiste, c’est tout. L’école ne peut se résigner à se fixer des objectifs réalistes dont elle évaluerait la réussite en s’en félicitant et réajusterait ce qui doit l’être. C’est là le rêve rationaliste de l’évaluation, qui ne prend pas la mesure des enjeux sociaux ni de la diversité de positionnement des personnes par rapport aux finalités de l’école. Les récentes polémiques sur l’orthographe le montrent, tout comme le souligne la persistance de la fameuse « constante macabre » — selon laquelle il faut nécessairement qu’un certain pourcentage d’élèves échoue quel que soit leur niveau effectif.

Mais l’école ne peut davantage rester rivée aux objectifs inatteignables qu’on lui impose, car il en résulterait un concentré de notes catastrophiques contre lequel s’insurgeraient tout autant les parents-contribuables-électeurs (éventuellement les mêmes que ceux qui criaient au laxisme dans le paragraphe précédent). Cela se voit les années où sont trop inférieurs à la moyenne les pourcentages de reçus au Bac ou au Brevet des collèges.

Les conséquences didactiques

En définitive, on voit bien que l’obligation d’une évaluation formelle, aussi incertaine et discutable qu’elle soit, ne nous vient pas vraiment de l’intérieur de l’école. Jean-Marie Barbier a montré que celle-ci est née au 19e siècle, sous des influences situées en amont comme en aval de l’activité pédagogique proprement dite6Jean-Marie Barbier, L’évaluation en formation, Paris, PUF, 1985./efn_note]

. Ce qui a pesé en amont, c’est le développement du salariat et du marché de l’emploi, la hiérarchisation des postes et des rémunérations. Et en aval, c’est la tendance à passer de classes organisées par âges et par niveaux. Ces contraintes correspondent d’abord à des évolutions sociales et économiques, lesquelles s’imposent à l’organisation scolaire qui en tire les conséquences didactiques. Et l’on voit s’effectuer sous nos yeux en ce moment, un mouvement comparable concernant la formation d’adultes et la formation professionnelle des enseignants.

Faut-il tirer des conséquences défaitistes de cette prise de conscience de tels surdéterminants externes à l’acte d’évaluer ? Personnellement, je ne pense pas du tout que cela doive conduire à une démobilisation de ceux qui (comme ici aux Cahiers pédagogiques) font effort pour clarifier et critérier l’évaluation, pour établir des contrats aussi clairs que possible avec leurs élèves. Pas plus que ne nous démobilise la prise de conscience du poids décisif des variables socio-économiques sur le devenir scolaire des élèves. Au contraire, cette prise de conscience éclaire la vraie nature des résistances observées, et le sens qui leur est ainsi conféré peut éviter les illusions déceptives comme les accusations individuelles.

(Cahiers pédagogiques, numéro spécial « L’évaluation », 1991.)

Jean-Pierre Astolfi
professeur de sciences de l’éducation, chercheur en didactique des sciences
Ancien rédacteur en chef des Cahiers, il est décédé en 2009.

 

 

Notes
  1. André de Peretti, Pour une école plurielle, Paris, Larousse, coll. Essais en liberté. 1987 (VIIe partie : « Le problème de l’évaluation »
  2. Patrice Ranjard, Les enseignants persécutés, Paris, Robert Jauze, 1984.,
  3. Henri Piéron, Examens et docimologie, Paris, PUF, 1963
  4. e contrat didactique décrit les règles implicites ou explicites qui régissent le partage des responsabilités, relativement au savoir mobilisé ou structuré, entre l’enseignant et l’élève. C’est donc une représentation des attendus de part et d’autre. en vigueur dans la classeYves Chevallard, « Vers une analyse didactique des faits d’évaluation », in Jean-Marie De Ketele (éd.) L’évaluation, approche descriptive ou prescriptive, Bruxelles, De Bœck, 1986..