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Le bienêtre à l’école : bonne ou mauvaise préoccupation ?

Le bienêtre est-il l’entrée à privilégier pour aider les élèves à apprendre tout en les préparant à vivre dans le monde de demain ? Comment peut-on éviter ou dépasser les risques de sur-responsabilisation des individus (élèves et professionnels de l’éducation) par la double attente qu’ils apprennent et soient heureux ? Ces questions ont été débattues lors d’une table ronde croisant trois regards de sociologue, philosophe et pédagogue, et organisée par le laboratoire Innovation-Formation-Éducation (LIFE) de l’Université de Genève fin 2022. En voici quelques traces.

Climat, émotions, affirmation de soi, détente, gestion du stress, degré de satisfaction, résilience, santé et bonheur font partie du vocabulaire associé au bienêtre. L’intérêt porté à cette thématique a d’ailleurs connu un véritable essor en éducation ces dernières années. Le principal postulat est le suivant : les élèves apprennent s’ils sont placés dans un environnement propice aux apprentissages, c’est-à-dire dans des écoles et des classes avec un climat suffisamment sécurisé – le plus éloigné possible des phénomènes de violence (matérielle et symbolique) – pour favoriser l’engagement de toutes et tous dans le travail scolaire.

Dans cette perspective, l’OCDE a formulé l’objectif d’atteindre le bienêtre (well-being) dans la société d’ici 2030 et s’engage, dans son projet pour l’éducation, « à aider chaque apprenant à se construire en tant que personne, à exploiter pleinement son potentiel et à contribuer à bâtir un avenir fondé sur le bienêtre des individus, de la société et de la planète »1. À une époque où les crises sanitaires, écologiques, politiques et sociales se succèdent voire se superposent, cette préoccupation peut sembler légitime ou au contraire contestable : parce qu’elle viendrait d’un côté diminuer les souffrances ou qu’elle ne ferait, de l’autre (en traitant les symptômes plutôt que leurs causes), que les entériner.

Harmonie et confrontations

Le débat est le même pour les professionnels et professionnelles de l’éducation. De plus en plus de travaux et de formation portent sur leur bienêtre, visant à améliorer leur qualité de vie au travail. Le raisonnement n’est pas sans rappeler celui qui touche les élèves : plus les équipes enseignantes et les directions se sentiront bien, plus apaisé sera le climat d’une école dans laquelle il fera bon apprendre. À condition, bien sûr, que l’idéal d’harmonie assume la réalité des confrontations, tant dans le collectif de travail que dans ses relations avec son environnement.

Restons en effet attentifs à ne pas ignorer la complexité des relations humaines, leur mélange d’empathie et d’égoïsme, d’affection et d’agressivité, de confiance et de peur, de générosité et d’opportunisme.

Certains et certaines spécialistes2 insistent d’ailleurs sur la difficulté d’interpréter des liens de causalité univoques entre bienêtre et apprentissages : un sentiment de sécurité peut, certes, permettre de mieux apprendre alors qu’à l’inverse des difficultés d’apprentissage peuvent être sources de malêtre ; mais un excès de protection peut lui-même provoquer un manque de stimulation, plus tard gage de souffrance, par entretien de l’innocence enfantine, de la passivité de l’esprit et d’une ignorance finalement érigée en source de félicité…

Des facteurs structurels

Par ailleurs, l’agrément ou la quiétude de chaque enfant n’est possible que si aucun d’eux n’en stresse jamais aucun autre, ce qui revient à rêver d’une école où tout le monde entrerait parfaitement éduqué. En focalisant son attention sur le bienêtre tout en se centrant principalement sur les individus, ne risque-t-on pas d’omettre l’identification de facteurs plus structurels sur lesquels agir pour que toutes et tous apprennent ?

Autrement dit, veiller au bienêtre individuel ne fait-il pas courir le risque d’éviter de s’interroger sur la manière d’organiser collectivement le travail scolaire pour que tous les élèves soient confrontés le plus souvent possible aux situations didactiques les plus fécondes pour apprendre ? En même temps, aborder explicitement la question du bienêtre à l’école est sans doute l’une des manières de ne pas l’éluder, tentation possible alors même que la société et l’école ont à relever tant de défis.

Andreea Capitanescu Benetti, Laetitia Progin et Olivier Maulini
Membres du Laboratoire de recherche Innovation-formation-éducation

L’apport de la philosophie

Résumé de l’intervention de Camille Roelens, philosophe, docteur en sciences de l’éducation et de la formation et chercheur au Centre interdisciplinaire de recherche en éthique de l’université de Lausanne.

Mais d’où nous vient, au juste, cet intérêt accru pour l’enjeu du bienêtre dans les démocraties contemporaines ? Il est intéressant, pour y voir plus clair, de se reporter à l’œuvre de Tocqueville, parti en Amérique il y a deux siècles pour y saisir la spécificité de la démocratie moderne. Il faisait alors de l’ « individualisme démocratique » et de la « passion du bienêtre » qui l’accompagne deux traits structurants des sociétés modernes.

Leurs puissances transformatrices combinées sont immenses : on peut par exemple y inscrire le processus contemporain de reconnaissance des droits des enfants ou l’idée d’un élève placé au centre du système éducatif. Dans cette logique, le bienêtre des élèves est de plus en plus identifié comme une condition de possibilité même de l’éducation, en particulier scolaire.

Ajoutons que les conceptions du bienêtre sont multiples, et que cet objectif comporte une irréductible dimension subjective : s’il y a bien des conditions de possibilité assez objectives du bienêtre qui dépassent largement le seul individu (politiques, sociales, économiques, culturelles, environnementales…), il existe au fond, dans le détail, autant de conceptions du bienêtre individuel que d’individus singuliers.

Une condition préalable aux apprentissages

La passion du bienêtre est un plus petit dénominateur commun entre les individus dans une société pluraliste, et un moyen de nourrir un rapport à la fois inclusif, bienveillant et ambitieux pédagogiquement aux élèves dans leur pluralité. Nul ne peut aujourd’hui envisager une légitimité publique durable de l’institution scolaire en se tenant à l’écart de ces problématiques du bienêtre à l’école. En d’autres mots, si l’éducation scolaire ne se limite pas à la quête du bienêtre, un certain accomplissement de cette dernière peut désormais être envisagé comme une condition nécessaire, préalable et ensuite corrélative aux apprentissages.

Il y a toutefois de quoi être sceptique envers les possibilités d’une prise en compte « applicationniste » de ce défi, c’est-à-dire basée sur la prescription à grande échelle de « trucs », « recettes » ou pratiques importées, en particulier, du champ du développement personnel ou encore des neurosciences.

C’est philosophiquement en général, et éthiquement en particulier, que la question du bienêtre scolaire peut être saisie pour prendre la mesure des mutations qu’elle implique dans les politiques publiques d’éducation, dans la réflexion pédagogique et même dans la forme scolaire si on la prend réellement au sérieux.

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Le bienêtre sous un angle sociologique

Résumé de l’intervention de Frédérique Giuliani, maitre d’enseignement et de recherche en sociologie des institutions et pratiques socioéducatives à l’université de Genève.

L’idée que l’école devrait veiller et contribuer au bienêtre des enfants est aujourd’hui considérée comme légitime par une majorité de professionnels du monde scolaire. Des pratiques très hétérogènes se développent au sein des écoles primaires au regard de cette visée de bienêtre : espaces d’écoute et de dialogue, ateliers de yoga ou de méditation, respiration et travail en cohérence cardiaque, cours d’initiation aux outils de développement personnel.

Cependant, en fonction de la façon dont ces pratiques sont institutionnalisées, celles-ci peuvent revêtir une fonction et des effets bien différents des finalités initialement visées par les acteurs. Dans certains contextes et sous certaines conditions, les pratiques de prise en compte du bienêtre de l’enfant à l’école peuvent réellement constituer un support de subjectivation pour celui-ci. C’est notamment le cas lorsqu’elles se traduisent par une plus grande vigilance des adultes à l’égard des souffrances exprimées par les enfants et par des interventions visant la transformation des relations d’assujettissement ou de subordination subies au sein des groupes de pairs et du groupe familial.

L’école productrice de souffrance

Néanmoins, force est de constater que si l’institution scolaire entreprend plus que par le passé de faire respecter le bienêtre de l’enfant, ce, avant tout, dans les groupes de pairs et dans les familles, elle est en revanche assez peu réflexive sur la manière dont elle peut elle-même se révéler productrice de malêtre et de souffrance.

De nombreux élèves disent subir la pression évaluative. De même, beaucoup d’enfants en difficulté portent l’échec scolaire comme un fardeau dès lors qu’il les prive d’une considération sociale à laquelle ils aspirent.

L’école semble faire preuve de sollicitude à l’égard de l’élève en échec à travers des actions de revalorisation, de soutien moral. Mais, dans le même temps, elle fait l’économie d’une réflexion sur tout ce qui, en son sein, dans son fonctionnement, ses normes et ses attentes, organise l’échec des élèves et notamment l’échec des élèves issus de milieux sociaux défavorisés, pourtant source de nombreuses souffrances.

L’instrumentalisation du bienêtre

À cette première limite s’en ajoute une seconde, relative au fait que dans certains contextes scolaires considérés comme difficiles, où il y a beaucoup de chahut, les techniques de bienêtre sont instrumentalisées à des fins de maintien de l’ordre, et répondent principalement au nouvel impératif socioscolaire consistant à « apprendre à gérer ses émotions ».

Il importe de s’interroger sur ces pratiques lorsqu’elles se substituent à une réflexion collective sur les conditions de production institutionnelle du chahut en classe. Les conduites oppositionnelles développées par les élèves ont en effet des origines multiples, dont les causes se situent souvent dans la manière dont l’expérience scolaire est, institutionnellement, pédagogiquement configurée.
Dans ce contexte, les pratiques de bienêtre prennent un tout autre sens : elles correspondent à des techniques disciplinaires très subtiles, visant la production d’un enfant « entrepreneur de lui-même », investi rationnellement dans la maitrise et le contrôle de soi.

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Les pratiques pédagogiques pour conclure

Résumé de l’intervention de Cynthia D’Addona, chargée d’enseignement dans le champ des dimensions relationnelles et affectives de l’éducation et de la formation dans la Formation en enseignement primaire de l’université de Genève.

Depuis quelques années, la question du bienêtre à l’école se traduit concrètement dans les classes à travers des pratiques (yoga, roue des émotions, murs positifs, Kimochis, etc.) censées garantir un cadre d’apprentissage moins stressant, plus positif et bienveillant pour les élèves. Nous pouvons noter que ces dispositifs ne sont pas ancrés dans les apprentissages, mais que ce sont des techniques à appliquer hors enseignement.

En formation initiale, nous relevons un engouement de la part des étudiants et étudiantes pour ces activités dites positives. Ces dernières leur semblent être des solutions concrètes et attrayantes pour pallier la complexité des relations au sein des classes. De plus, le fondement positif de ces pratiques résonne avec les représentations des jeunes en formation, car pour une majorité d’entre eux, l’école devrait être un lieu où les élèves sont contents et heureux d’apprendre.

Ces pratiques positives sont peu questionnées, peu problématisées par les étudiants par rapport aux finalités effectives parfois contreproductives qu’elles peuvent engendrer, ni même par le fait ces systèmes attribuent la responsabilité aux élèves et qu’ils épargnent les professionnels d’une réflexion plus systémique les mettant en jeu dans l’analyse de la complexité rencontrée. Ce rapport au bonheur idéalisé par les jeunes devient alors un standard, une norme attendue qui ne tient compte ni des doutes, ni des frustrations, ni des erreurs inhérentes aux processus d’apprentissages.

Sécurité et désir d’apprendreToutefois, nous savons que le détour et l’incertitude font partie intégrante de ce processus d’apprentissage et la question pédagogique de fond reste de savoir comment travailler avec les élèves qui peuvent se sentir insécurisés lors des apprentissages. La focale se déplace alors à un autre niveau que le bienêtre, mais résonne plutôt de cette manière : comment proposer des situations d’enseignement apprentissages aux élèves qui les sécurisent et qui suscitent le désir d’apprendre plutôt que le plaisir ?

Cette question remet au centre un pouvoir d’agir de l’enseignant dans ses pratiques d’enseignement-apprentissage. L’enjeu central devient alors une réflexion et un réel engagement professionnel autour des dispositifs d’apprentissages, ainsi que sur la relation sécurisante que les professionnels arrivent à mettre en place avec leurs élèves.

Au niveau des apprentissages, cela demande aux enseignants de repérer les mécanismes structuraux inhérents aux processus d’apprentissage et de prendre en compte le vécu disciplinaire des élèves dans ces moments particuliers. Ceci implique une mise en place d’un soutien didactique fort, afin de créer un cadre de travail contenant.

Pour ce faire, il importe également de soigner le lien enseignant-élèves, afin de se situer dans une éthique relationnelle. Éthique dans laquelle le souci de l’autre est présent, mais lui laisse de la place telle qu’il ou elle est, et non tel que l’on voudrait qu’il ou elle soit.

En conclusion, il nous semble intéressant de se tourner vers une pédagogie qui pose un cadre (avec des règles), mais qui émancipe et permet aux élèves de se construire en tant que sujet, contrairement à une pédagogie dite positive qui contrôle, qui forme à être docile et qui, sous couvert de responsabilité individuelle, renvoie beaucoup aux enfants et aux élèves.


Sur notre librairie :

 

N°575 – Le bienêtre à l’école

La recherche en éducation met de plus en plus l’accent sur l’importance du bienêtre à l’école, et les conditions à mettre en œuvre pour que les élèves persévèrent et réussissent scolairement, voire développent leur personnalité. Cela demande de faire émerger une relation apaisée entre les élèves, les enseignants, et les savoirs.


Notes
  1. Indiquez_ici_le_contenu_de_la_note_de_bas_de_page
  2. Voir : https://eduscol.education.fr/document/18760/download